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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/048

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 68-69).
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XLVIII

On dit communément que les maisons neuves font des taches désagréables à voir dans les perspectives naturelles. Pourtant tous ces hôtels à clochetons veulent être beaux ; et il n’est pas à croire que les architectes qui les ont dessinés n’aient pas le goût formé par l’étude des chefs-d’œuvre. En vérité, on en viendrait à dire que, pour l’architecture tout au moins, l’homme est condamné à manquer le beau dès qu’il le cherche.

Dans chaque pays, les maisons les plus simples et les plus pauvres sont aussi les plus belles. L’habitude n’explique pas bien cette impression ; car, pour le voyageur, chaque pays offre de nouvelles formes et de nouvelles couleurs de maisons, la tuile et la brique ici, le moellon et le chaume ailleurs. Au pied des montagnes on voit des chalets de bois couverts en tuiles ; dans la région intermédiaire, les toits sont couverts en bois ; plus haut, on retrouve les murs en pierre, et les toits faits de lourdes plaques de schiste couleur de plomb. Si vous descendez vers le soleil, vous verrez pousser, en même temps que le mûrier, l’amandier et l’olivier, de hautes maisons en pierre sèche, avec des toits roses et plats. Partout, il est visible que les maisons font harmonie avec les choses.

Cela vient sans doute de ce que l’œil reconnaît la terre et les pierres dans la maison. Ces maisons entourées d’oliviers sont sèches et pierreuses comme ces montagnes, ces terrasses, ces chemins secs et durs. Les maisons de bois offrent le même aspect que les tas de bois dans les clairières. La brique n’est que l’argile rouge durcie au feu. De là des nuances innombrables qui sont toutes parentes, et vous présentent les choses par masses, de façon que l’unité en soit facilement saisie.

Il en est de même pour la forme. Dans chaque pays la pluie, le vent, le soleil ont fait pousser des maisons ramassées ou élancées, des toits plats ou des toits pointus, des terrasses ou des clochetons. Les toits pointus sont beaux en Normandie, et les toits plats dans les pays où il ne pleut guère. Dans les montagnes, on retrouve les toits plats, sous lesquels les maisons sont ramassées ; cela vient de ce que l’eau tombe en neige, et que la neige, en restant sur le toit, tient la maison au chaud.

Il faut dire aussi que l’ouvrier qui bâtit obéit aux matériaux qu’il a. Les premières sculptures sur bois vinrent sans doute des nœuds, que l’on respectait par nécessité. L’ouvrier ne débite pas en planches une belle poutre bien noueuse ; et, comme elle n’est pas bien dressée, il la tourne jusqu’à ce qu’elle prenne son équilibre ; de là une gaucherie éloquente, et un hommage à la nécessité. Mais notre prix de Rome se moque de cela ; il vous fera une terrasse à Rouen, un chalet suisse à Dieppe, et un palais mauresque sur les bords du Léman. Toute beauté est perdue si celui qui dessine n’a affaire qu’à l’encre et au papier. Michel-Ange concevait une statue d’après le bloc de marbre qu’il trouvait.