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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/056

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 79-80).
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LVI

« Ne désespérez-vous pas, puisque l’Immoralité gouverné, et, bien mieux, est acclamée ? » Non, en vérité ; je ne crains même pas le désespoir. Si on désespérait, on n’en saurait rien. L’indignation est comme une torche qui éclaire la route.

Dans tout ensemble, l’élément est petit, écrasé, esclave. Ainsi le corps humain est fait de cellules prisonnières ; chacune défend sa place, et dévore pour n’être pas dévorée ; ce n’est qu’un frisson de peur du haut en bas ; maladie de tous les instants, et lutte contre la mort, depuis la tête jusqu’aux pieds. Dans le fait, tout cela agit, prévoit, et pense ; tout cela mesure, explique, approuve et blâme. Quand vous ne paieriez qu’une seule fois un juste salaire par joie et liberté, ce sont les pauvres cellules du cerveau, du bras, de la main, qui le paieront ; ce sont ces pauvres cellules qui se réjouiront.

Chacun a éprouvé par soi-même plus d’une sédition, plus d’un mauvais désir, plus d’une joie digne tout au plus d’un pourceau ou d’un chien ; ces mêmes forces se retrouveront dans un éclair de vertu, dans un mouvement de vraie amitié. Ces petites choses, orientées, feront une grande chose. Et, en vérité, ce n’est point en domptant ces forcés animales que j’en ferai une force humaine ; c’est plutôt en les délivrant. Le cœur est plus libre dans l’amour que dans la haine, et c’est toujours le même cœur.

Tous ces hommes sont faibles et petits, autant qu’ils sont menacés par d’autres, et resserrés en eux-mêmes. Mais je ne les vois pas triomphants, ni seulement contents. Est-ce qu’un ivrogne fait envie, lorsqu’il a tué tout à fait sa pensée d’homme ? Il y a toutes sortes d’ivresses, qui consistent toujours à, ne pas vouloir être homme, à fermer les yeux volontairement, à ne pas vouloir se regarder soi-même, à invoquer des témoignages autour de soi ; car toutes les fois que vous imitez la faiblesse du voisin, vous vous faites une espèce d’ami.

Écoutez-les bien ? Est-ce qu’ils invoquent le fond d’eux-mêmes ? Est-ce qu’ils disent que, du fond de leur cœur ils aiment la guerre, la défense, le châtiment, le bourreau ? Non pas. Ils invoquent la nécessité. Ils disent qu’un homme ne peut jamais être un homme Et, tout de suite après, je les vois s’accrocher à quelque débris d’idée, comme à une épave. « Cet homme était seul contre beaucoup : j’ai voté pour lui. » « Nous sauverons l’ordre ; nous ne voulons point d’une justice violente. » « Il y a d’autres problèmes ; il faut que la partie se soumette au tout. » Ils s’accrochent à tout ce qui flotte. Et je ne les vois pas bien fiers, s’ils n’ont qu’une mauvaise planche au lieu d’un vaisseau.

Enfin ils se jettent à de petits travaux, comme d’autres boivent pour oublier. Regardez bien ; vous les verrez, dans le détail des dépenses publiques, d’une probité obstinée. Ils useront leurs yeux sur de petits comptes. Comme le castor, dans sa cage, dès qu’il avait un peu de boue, il se mettait a construire. Ainsi je devine en tous ces hommes, qui voudraient ne plus penser, un prodigieux instinct de modeler une espèce de justice, chacun dans sa cage. Mais comment les délivrer ? Demandez à cet escrimeur comment il a délivré son bras. C’est en pensant bien ce que l’on fait mal que l’on arrive à le faire bien.