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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/057

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 80-81).
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Stendhal, dans La Chartreuse de Parme, livre profond qu’il faut lire vingt fois, nous fait voir Fabrice, qui est un aristocrate en chemin pour être évêque, et qui fait mille folies. Ce serait donc un hypocrite, qui veut tromper les naïfs ? Non, point du tout. Fabrice a la foi du charbonnier. Il paie un maître de théologie pour apprendre à éviter l’hérésie. S’il a des mensonges, ou des amours coupables, il s’en accuse comme un petit enfant ; mais il ne se demande point si ce n’est pas un péché de vouloir être évêque par des intrigues politiques et par des flatteries à un vieillard vaniteux. En tout cela, il est parfaitement sincère avec lui-même, enthousiaste, courageux, fidèle à ses amis, et charitable comme il faut. Cette prodigieuse peinture éclaire les siècles catholiques.

Pour faire un vrai aristocrate, il ne suffit pas de lui donner la force physique, l’art de la guerre, et toutes les sciences aussi profondément qu’on le voudra ; il lui faut tout cela, assurément ; mais le difficile, c’est de cultiver un esprit vif et curieux sans lui donner pourtant la plus petite lumière sur les principes. Voilà où triomphe l’éducation jésuitique ; c’est une politesse de l’esprit, qui devient aussi naturelle que la grâce du corps. Hamlet est un mauvais prince, parce qu’il médite sur un crâne ; cela n’est point propre. Aussi n’est-il point poli : « Au couvent ! au couvent ! » Et quand il se moque des flatteries de Polonius ; on ne se moque point d’un flatteur, cela gâte le métier. Fabrice jugerait seulement que Polonius l’ennuie ; il ne le lui ferait point voir. Dieu, le ciel, l’enfer, la confession, cela est de cérémonie. « On ne va pas faire des objections aux règles du whist. »

Le droit aussi est de cérémonie. Il y a des riches et des pauvres comme il y a des chênes et des peupliers. Allez-vous plaindre un peuplier parce qu’il n’est point chêne ? Cela n’empêche pas que l’on soit charitable, car la charité est de cérémonie aussi. On ne fait point un fauteuil avec du peuplier ; ainsi il faut traiter les hommes d’après ce qu’ils sont, pendre un manant et décapiter un duc, et encore par le bourreau, car tout cela est de cérémonie. Mais se demander si un manant a moins de droits qu’un duc, et pourquoi, cela est plébéien ; c’est plus qu’imprudent, c’est inconvenant. Voilà l’esprit d’un vrai colonel qui est né colonel ; il sera juste et bon comme il doit, toujours selon les différences, et colonel absolument ; voilà comment il faut croire en Dieu.

Cet esprit n’est pas mort. En lui, dirai-je comme l’apôtre, nous nous mouvons et nous sommes. On ne fera point fortune si l’on examine. On n’osera pas entrer chez de pauvres gens, pour voir les grottes remarquables où ils sont logés plus mal que des chiens, si l’on examine ; on n’osera pas rouler en auto à travers une banlieue charbonneuse, si l’on examine. Mais peu de gens examinent jusqu’au bout. Il y a toujours un point sensible, sur lequel on n’appuie pas. On admire cette hallucinée que l’on montre à l’hôpital, et qui, lorsqu’on lui a prouvé, dans son sommeil, qu’une des personnes présentes est absente, après son réveil ne semble plus la voir, et toutefois s’arrange pour ne jamais la heurter ni seulement la frôler. Cet étrange état est pourtant humain. Il y a des pensées qu’on ne frôle seulement pas, si l’on a été élevé. Comprenez bien. On peut donner ses biens aux pauvres et se faire Chartreux pour l’amour de Dieu, sans déroger. Mais penser que les pauvres ont des droits absolument, cela est plébéien, soit qu’on donne ses biens, soit qu’on les garde. Il a bien fallu, dit Pascal, justifier la force. Cet homme était diabolique. Il faut un Dieu pour porter ces pensées-là ; et le pape l’a bien dit.