Aller au contenu

Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/062

La bibliothèque libre.
Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 87-88).
◄  LXI.
LXIII.  ►
LXII

Un Radical m’écrit : « Je suis aussi attaché que qui que ce soit à la liberté de parler et d’écrire ; mais il y a un cas, c’est peut-être le seul, où cette liberté est incompatible avec l’obéissance due aux lois ; tel est le cas d’Hervé et de ses amis dont vous parliez l’autre jour. Quand ils organisent en paroles la désertion devant l’ennemi, il ne faut point dire qu’ils parlent ; en réalité ils agissent déjà contre la loi. On peut même dire qu’un acte de désertion isolé et sans paroles irait moins contre la loi que tous ces discours sophistiques. On suppose naturellement qu’un déserteur a cédé à quelque passion voisine de la peur, ce qui le rendrait plutôt méprisable. Mais eux, ils donnent un air de raison et de courage au plus abominable des crimes. Donc il faudrait punir l’apologie de la désertion tout autant que la désertion elle-même. Et j’en reviens à ce que je disais, qu’il ne faut point discuter avec ces gens-là. »

La question est difficile. Parmi les discours, ceux d’Hervé et de ses amis me paraissent aussi rapprochés qu’il est possible de l’action. Mais c’est justement une raison pour ne point franchir étourdiment le pas. Je veux, mon cher Radical, vous conter une chose que j’ai vue. Imaginez, dans un faubourg Parisien empesté de fumées, une petite salle assez pauvre et de vrais ouvriers discutant là-dedans ; mettez ici et là un étudiant, un professeur, un rêveur, vêtus à la bourgeoise, mais d’esprit assez libre. Dans cette petite salle, on disait en toute simplicité des paroles que vous n’auriez pas supportées, car on insultait la Patrie et l’Armée, et froidement, par doctrine ; ceux qui disaient que la désobéissance était un devoir semblaient modérés. Je vous connais, vous auriez protesté violemment et vous seriez parti, comme faisaient les préfets autrefois quand le sermon devenait séditieux.

Vous seriez parti. Ce qui arriva dans les séances qui suivirent, pendant plus d’une année, vous aurait pourtant intéressé. Quelques tranquilles bourgeois qui étaient là prirent la parole à leur tour, et lancèrent, avec le même air raisonnable, des paroles qu’on n’attendait point, mais que l’on écouta tout de même, car on respirait, dans cette petite salle, la liberté toute pure. L’un expliquait pourquoi, selon lui, un soldat, hier ouvrier, devait pourtant faire feu contre les grévistes, s’il en recevait l’ordre. Un autre essayait de démontrer qu’il faut toujours, dès qu’il y a une société, une discipline, une loi, une force armée. La discussion fut longue ; les mêmes choses furent dites vingt fois. Quelques anarchistes bouillants firent comme vous auriez fait ; ils s’en allèrent ouvrir à deux pas de là des discussions d’où les bourgeois étaient bannis. D’autres restèrent, écoutèrent, discutèrent. J’entends encore un homme de trente ans, à forte encolure et à la tête carrée, qui disait, après un an de discussion : « j’ai été anarchiste ; je ne le suis plus ; tout nier, tout supprimer, c’est tout de même trop simple ; il faut travailler dans ce qui est, si l’on veut changer quelque chose. » Vous, mon cher Radical, vous l’auriez mis tout de suite en prison. Et je le connais ; c’est une tête de fer ; la prison l’aurait rendu fanatique, par un raisonnement assez juste, c’est que si vous frappez au lieu de discuter, c’est que j’ai raison.