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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/063

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 88-89).
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LXIII

Il existe des Ligues pour la Paix. Elles se rappellent à moi de temps en temps par une foule de petits papiers qui disent toujours la même chose. Elles ont des présidents, des trésoriers, des secrétaires, des comités, des cours publics, des conférences, des banquets. Ces ligues existent pour elles ; leur activité ne va pas au delà ; elles grandissent, se nourrissent, et dorment. Dans les temps de crise, jamais vous ne voyez un député se lever et parler en leur nom. Les gouvernants préparent tranquillement et ouvertement la guerre ; les prophètes de la politique nous la donnent comme inévitable ; on élabore présentement un plan de constructions navales pour la guerre, qui nous coûtera des centaines de millions. Que font les Ligues pour la Paix ? Elles expédient leurs journaux et encaissent des cotisations. Elles digèrent. Elles dorment. Que manque-t-il à ces bons gros poupons gorgés de lait, dont toute l’affaire est de se nourrir et de dormir ? Il leur manque la pensée.

Je crois à la puissance de l’Association dès qu’il s’agit de services mutuels bien définis, retraites pour la vieillesse, soins gratuits pour les malades, ou indemnité en cas d’incendie. Mais dès qu’il s’agit de réformer des idées, de dissoudre des préjugés, de faire apparaître la Vérité et la Justice, je crois que l’individu doit agir seul et écrire sans prendre conseil, après avoir médité en silence. Toute société tue la pensée. Et voici comment.

Ceux qui se mettent en société pour mieux penser ont un programme de pensée, c’est-à-dire des dogmes. Les orateurs qui y parlent savent d’avance qu’ils seront approuvés ; s’ils s’écartent un peu des dogmes, ils inquiètent, ils attristent leurs amis ; cela se sent, car les foules agissent puissamment, par douches chaudes et froides. Il est inévitable, alors, que l’orateur tombe dans le lieu commun. Résultat, ils disent la messe ; ils chantent des psaumes ; tous dorment.

J’étais allé entendre, un jour, un conférencier célèbre, qui parlait pour la Paix, et soutenait des conclusions que je crois justes par des arguments ridicules. Je protestai, et je ne fus pas compris. Mes amis me dirent avec douceur : « N’affaiblissons pas nos propres thèses ; restons unis dans l’intérêt de la Cause. » C’est ainsi qu’on en arrive à parler au lieu de penser. Le ligueur s’endort à la douce lumière de l’évidence ; il compte trop sur l’évidence ; l’approbation de ceux qui l’entourent lui fait croire qu’un Monde nouveau est né. La Ligue ne mord plus autour d’elle ; elle s’admire elle-même, et s’agite à l’intérieur d’elle-même. Elle nourrit ses rêves en regardant son nombril, comme le fakir Hindou.