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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/066

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 92-93).
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LXVI

Je revois une toute petite ville, au fond de la Bretagne ; des pavés pointus ; une hôtellerie à vitraux ; une halle en charpente, où l’on danse. On croit que le temps s’est arrêté, ou que quelque vieux siècle a tourné sur lui-même. Autour de la ville, des collines dures, couvertes de lande ; des vallons coupés de haies et de talus ; des sources courantes partout. C’était un dimanche. Les filles allaient en bande sur la route et chantaient. Dans les sentiers, a mi-côte, on voyait ici et là quelque garçon tout noir, avec une baguette dans la main, qui regardait les sources, les champs et la lande.

Je perçus ce contraste comme une chose d’importance. Pourquoi les femmes en société et l’homme seul ? Quoique cela répondît à un sentiment secret, je n’en pus trouver de causes satisfaisantes. J’ai pourtant depuis rencontré des femmes en troupeau et des hommes seuls ; et il y a plus d’une manière d’être seul. L’homme est donc plus inquiet ou plus triste ? Mais c’est trop supposer ; chacun fuit la tristesse. Ces Bretons étaient jeunes et avaient des yeux gais. Peut-être, par leur nature d’homme, étaient-ils plus portés à regarder et moins à parler.

L’homme me semble plus individu que la femme. La femme est un moment de l’espèce, très exactement, puisqu’elle porte les œufs. L’enfant est une partie de la femme, qui se détache et survit ; il y a une durée sans fin en elle. L’homme est plus momentané ; certaines espèces chassent ou tuent le mâle. D’où peut-être on peut conclure que l’homme a moins de contentement avec lui-même et qu’il lui faut quelque contemplation ou quelque projet hors de lui. Je le vois poète, voyageur, inventeur, guerrier. Ses rêveries sont autour de lui. Il ne s’amuse point à sentir ; penser est son lot. Ou bien ce n’est plus qu’un triste Argan dans son fauteuil.

Parlez-lui des choses, le voilà hors de lui et content. Ramenez-le à lui, il tombe dans les passions chagrines. Or, qu’est-ce que parler, le plus souvent ? C’est ressasser. C’est redire ce qui est passé ou ce qui recommence. C’est une revue et une définition des gens. Ils me nomment, ils me séparent ; ils me font exister pour moi. Les choses ne me séparent point et ne me nomment point. Si étrange que cela paraisse, plus on est seul, moins on pense à soi, surtout si l’imagination est forte et fait le tour des objets. L’isolement en face des choses, c’est comme un voyage, en haut, en bas. Celui pour qui la pensée de soi est un peu lourde fuira cette espèce d’amitié qui lui parle de lui-même. Il cherchera quelque conversation Pythagorique, sur les vastes choses, ou bien les choses mêmes assez grandes pour qu’il s’y oublie. Dans le fait on a toujours vu les gens qui ne se plaisent pas trop en eux-mêmes rechercher la solitude monastique. La réflexion, le jeu, l’invention, ce sont encore des monastères. Penser c’est s’oublier. Newton oubliait de déjeuner. S’en aller est plutôt un bonheur masculin ; qui parle se répète, et penser c’est toujours comme un voyage d’un petit moment. C’est la fuite du grand Tolstoï qui me faisait penser à toutes ces choses.