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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/067

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 93-94).
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Une falaise calcaire, habillée de lilas, d’aubépines, de rosiers muscats, d’hysopes, de marjolaine. Des cavernes qui servent de granges et d’étables ; des maisons et une route suspendues au niveau des sources ; une église au sommet ; de rudes gens, et qui vivent longtemps ; de belles filles et de bonnes vieilles ; du bon sens, et une égalité patriarcale. C’est un paradis.

Je fus frappé, après quelque temps, de voir que les filles y étaient poltronnes. Non point les fillettes, mais les filles au-dessus de seize ans. Et de quoi avoir peur ? Il ne passe pas un visage inconnu en quatre ans, dans ce pays écarté ; l’on n’y voit ni vols ni crimes. Il s’agit donc de loups-garous, de revenants, ou de quelque chose comme cela ? Non plus. Ils n’ont point tant d’imagination ; et, comme disait une vieille femme chargée de bois : « Les vivants sont à craindre, non les morts. » Après cela, quelque fille essoufflée vous contera peut-être des histoires de fantômes ou d’ombres. Méfiez-vous. Elle ment. Elle a peur des hommes et voilà tout.

Elle ne le dira pas. Elle ne le dira jamais. Pourquoi ? À cause des querelles que cela ferait. Sans compter qu’on regarde toujours un peu de travers une fille qui est guettée par les hommes. Une mère de famille jalouse ne serait pas longtemps avant de dire que si l’on n’était pas si coquette le jour on n’aurait point si grand peur la nuit. Il faut dire aussi que la nuit est bonne pour les amoureux qui s’accordent ; et j’ai observé là ce que j’avais observé ailleurs, c’est qu’une fille, si elle veut voir l’amoureux de son choix, doit avoir au moins des égards pour ceux qu’elle n’a pas choisis.

En somme elles ne disent rien ; elles n’avouent pas qu’elles ont peur. Et les gens sérieux disent : « Comment auraient-elles peur, habituées comme elles sont à se trouver le soir sur les chemins ? » Le fait est qu’il le faut bien, et dans ces nuits de campagne dont le citadin n’a même pas l’idée, lorsque, passant entre deux bosquets et sous des nuages, la route est aussi noire que le buisson. Offrez-leur une escorte, elles acceptent toujours ; souvent une ombre d’homme en embuscade donne à penser ; on finit par tout deviner.

Ainsi après quinze ou seize ans de vie ingénue, les filles tombent dans un dur esclavage ; elles rusent contre des amoureux qu’elles n’aiment point, et qui sont plus forts qu’elles. Nul n’en dit rien. Cette guerre est muette ; les travaux, l’air vif, le mariage, les enfants, qui ont bientôt fané la fraîche jeunesse, apportent la paix. Mais quelle barbarie au fond des cœurs, et comme une femme doit rire amèrement, au dedans d’elle-même, quand elle nous entend discourir sur la liberté. Il est trop facilement admis que celui qui désire une femme a sur elle une espèce de droit. La femme se venge quand elle peut. Je crois que le suffrage accordé aux femmes est la seule déclaration de principe qui puisse quelque chose contre cette guerre nocturne et cette terreur muette.