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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/068

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 95-96).
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LXVIII

On lit souvent dans les journaux que des amoureux ont décidé de mourir ensemble plutôt que de supporter une séparation. Or, si l’on est capable de sacrifier froidement sa propre vie, et, bien plus, la vie de celle qu’on aime, que ne sacrifierait-on pas ? C’est là une étrange folie. L’éducation, les autres affections, la tyrannie de l’opinion n’y peuvent pas beaucoup.

On se tromperait tout à fait, je crois, si l’on voulait voir dans les passions de l’amour l’effet d’un désir de chair très vif. Cela c’est un autre danger, ou, si vous voulez, une autre maladie, qui produit des effets tout autres. On se trouve alors bien plus l’esclave de ses propres besoins que l’esclave de telle autre personne. C’est par des désirs de ce genre, qui ne choisissent guère, et qui n’ont rien que d’animal en somme, que s’explique la prospérité des entreprises de prostitution en tous pays. Il semble même que ce genre de fièvre va par accès, et ne change guère les travaux, les projets, les affections d’un chef de famille. C’est pourquoi tous ces magasins discrets, où l’on loue des femmes comme instruments de plaisir, sont, dans le fait, tolérés. Bien loin de nourrir les passions de l’amour, tout au contraire cet étrange commerce contribue sans doute à diminuer le prestige de l’amour, par l’avilissement, par l’indifférence, par la stupidité où il jette la femme.

Et, par ces jeux d’opposition, on arrive à bien saisir ce qui fait la puissance de l’amour. Vouloir être aimé, c’est vouloir régner ; et l’on ne règne ni par la force, ni par l’argent, ni par le plaisir qu’on donne, car ce sont de petites gloires ; la vraie gloire est à persuader ; mais c’est encore trop peu dire ; on veut être adoré en esprit et comme esprit. C’est dire qu’une femme facile, sans réserve, sans pudeur d’esprit, qui veut plaire, qui s’applique à plaire, ne sera jamais aimée passionnément. Une femme qui se cache moralement, qui se garde, qui se réserve, qui a sa vie intérieure, qui rêve en dedans, qui veut en dedans, qui est à cent lieues, qui regarde sans voir, qui fait l’automate, qu’on ne peut deviner, qui ne veut pas être devinée, qui reste à sa place, qui se suffit, c’est une femme de ce genre, et qui est sincérement ainsi, c’est une telle femme qui est redoutable pour un cœur ambitieux.

Surtout dès que l’ambitieux a surpris quelque trouble, quelque signe vite réprimé, quelque lutte au dedans, dont il est peut-être la cause. Peut-être. C’est sur un peut-être que l’amour vit, je dis l’amour-passion ; la certitude le transforme en un bonheur parfait, sans orages, ou bien alors le tue. L’amoureux est un ambitieux ; il cherche des ennemis dignes de sa puissance, et de belles victoires ; ou même, sans chercher de victoires, il s’intéresse aux avantages qu’il prend sans les avoir cherchés. Mais s’il vient à en douter, il en veut de nouvelles marques ; il s’anime au jeu ; il guette un regard, un mouvement ; voilà comment les obstacles, la résistance, les séparations de chaque jour, exaspèrent l’amour jusqu’à la folie. Mais l’attrait physique n’y importe pas autant qu’on croirait, et la débauche y est plutôt contraire.