Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/085

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 116-117).
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LXXXV

Comme j’allais mettre encore un morceau de sucre dans mon café, l’ombre du père Grandet arrêta ma main, et me dit : « Laisse donc, il sera peut-être trop sucré. »

« Oui, lui dis-je, mais il est certainement un peu trop amer. »

Il reprit : « Qu’est-ce qu’un peu d’amertume sur ta langue ? Quand pèseras-tu tes plaisirs, et les peines qu’ils coûtent ? »

« Père Grandet, lui dis-je, les choses ont changé depuis vous, et le sucre n’est pas cher. »

« Ne compte pas en argent. Compte en douleurs. Il y a des pauvres Flamands, qu’on appelle les camberlots, qui viennent en bande, à l’automne, pour arracher de la betterave. Qu’il y ait de la rosée ou qu’il pleuve, ils sont mouillés jusqu’à mi-corps comme s’ils travaillaient dans l’eau. On les loge dans des masures, où ils couchent sur la paille. Va maintenant jusqu’à la sucrerie et jusqu’à la raffinerie, tu verras d’autres hommes presque nus, cuits par les chaudières, saisis par les courants d’air, qui montent et descendent, toujours courant, et chargés comme des mulets. N’oublie pas les femmes qui mettent les morceaux de sucre en paquets. Joli travail, penses-tu, pour des mains blanches ? Ce joli travail leur dévore les ongles et le bout des doigts jusqu’à l’os. Vas-tu dire maintenant que le sucre n’est pas cher ? Cela veut dire, fais-y bien attention, que tu donnes très peu de ton temps et de ton travail en échange de tous ces travaux de forçat. Belle excuse ! »

Il rêvait. Ces terribles yeux sans pitié éclairaient le monde. « Vois-tu, me dit-il encore, au temps où je comptais mes pièces d’or et où je tenais le sucre sous clef, je me sentais au-dessus du mépris, mais je ne savais pas pourquoi. Maintenant je fais les comptes des autres, et je sais pourquoi je ne rougissais pas d’être avare. Je me servais moi-même ; j’étais heureux lorsque je remplaçais à coups de marteau quelque planche pourrie. Avec un peu d’or, j’aurais eu cent menuisiers à mes ordres ; mais je n’ai point voulu d’esclaves. Tout cet or représentait un droit que j’avais sur le travail d’autrui ; ce droit, je ne l’exerçais pas. Ainsi, toutes les fois que j’enfermais dans mon coffre un rouleau d’or, je délivrais un esclave. J’avoue que je n’en savais rien ; j’aimais la couleur de l’or ; et il faut sans doute que la vertu prenne un air de vice pour être aimée. Mais toi, puisque tu veux penser quelquefois au bonheur des autres, imagine qu’une pièce d’or représente une puissance royale pour toi et la servitude pour les autres ; tu comprendras pourquoi l’or est beau à garder. » Il disparut ; je bus mon café sans sucre, et je le trouvai bon.