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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/086

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 117-118).
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LXXXVI

J’ai assez loué l’Avare, en montrant qu’il ne consomme guère ; et j’ai assez expliqué pourquoi l’opinion académique, toujours favorable aux dépenses de luxe, méprise l’Avare et loue le Prodigue. Mais l’Avare n’est pourtant point l’Économe. Et ils diffèrent en ceci que l’Avare est tyran. L’Avare est Économiquement bienfaisant, mais Politiquement redoutable. Bienfaisant en ce sens qu’il ne demande jamais, alors qu’il le pourrait, des travaux de luxe pour son propre plaisir, ce qui revient à dire que, pouvant appauvrir tout le monde il ne le fait pas. Redoutable parce que son or est un instrument pour dominer.

Dominer comme propriétaire, comme prêteur, comme actionnaire, comme patron, comme directeur d’entreprises. Voyez Grandet et Rigou dans Balzac, et surtout son Gobseck. Le plaisir propre de l’avare, c’est de jouir de la servitude humaine, c’est de voir toutes les passions à ses genoux ; et non pas en dissipant son trésor, mais en l’augmentant au contraire. Car son esclave l’enrichit. Ce trait n’est pas assez marqué dans l’Harpagon de Molière. Je voudrais le voir au milieu de sa cour et tenant ses audiences ; jugeant sans appel ; décrétant qu’il va aider celui-ci, ruiner celui-là ; se laissant fléchir, non pas par quelque aventurier qui veut le voler et qui le paye en flatteries cyniques, mais par quelque père de famille, par quelque fermier, par quelque inventeur qui le paiera au centuple, et qui, sincèrement, le vénère et lui rend grâces. L’Avare m’apparaît alors comme le plus profond des Ambitieux. Quel triomphe, d’entrer au Conseil d’administration, d’ôter de vieux gants, de montrer des mains poilues, et de régner là. C’est la redingote grise parmi les broderies

L’Avare de nos jours passe toute mesure ; il est seul, avec quelques compères, à savoir ce qu’il peut. L’or est bien une puissance toujours, pour vous et pour moi ; mais nous nous en servons mal. Nous l’échangeons contre un esclave d’un moment. L’Avare s’enrichit tout en dominant. Si quelqu’un l’a méprisé, il trouve l’occasion de se venger et en même temps de s’enrichir. Inversement, s’il récompense un de ses fidèles, il y gagne encore.

Il n’y a donc point tant de différence entre le Prodigue et l’Avare, si l’on considère les fins. Tous deux veulent dominer ; mais le prodigue s’y prend mal ; il se ruine en flatteurs. L’avare a son troupeau de flatteurs comme le paysan a son troupeau de moutons. Le prodigue use ses forces en les exerçant ; l’avare multiplie sa puissance par l’action. Il faut dire enfin, pour faire des comptes justes, que l’avare favorise aussi bien les travaux de luxe, pourvu qu’il y gagne gros ; et que, comme prêteur, il est complice des folles dépenses. Mais, ce qui est surtout redoutable, c’est son pouvoir politique, j’entends contre l’égalité, contre les droits et même contre les opinions ; car toute page imprimée est sous le contrôle d’un avare. Et c’est une raison pour frapper d’impôt les plus gros revenus, quel qu’en soit l’emploi ; on s’oppose ainsi aux dépenses folles et à la tyrannie en même temps.