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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/104

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 140-141).
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CIV

Le vieux marquis s’appuya sur sa canne à pomme d’or, et regarda d’un œil encore vif la grande prairie brossée et peignée, les fausses haies, la fausse rivière, le faux talus, les barrières blanches, les signaux, les drapeaux, et les jockeys bleus jaunes et rouges qui bondissaient. La foule se portait ici ou là, en criant. Plus près on voyait passer les plus belles robes, les plus belles dentelles, les plus belles femmes. Le doux ciel gris avivait les verdures ; la terre avait sa bonne odeur de pluie. L’air était bon à respirer et la vie facile. Le vieux marquis se parla ainsi à lui-même.

« Quel bon peuple nous avons là, et quels fous ont bien pu lui mettre dans la tête qu’il adore la justice. Il adore le plaisir, la richesse, le luxe ; il paierait sa place pour les voir passer. On dit qu’ils n’aiment pas les riches. Bah ! Ils aiment tant la richesse qu’ils acclament du même coup les riches. On aime ou on hait par entraînement, non par raisonnement. Le tout est de savoir brasser tous ces désirs-là, et d’y mêler un grain d’espérance. Des cortèges et des jeux. »

« Le juste salaire, cela est plat et triste. L’injuste gain, l’héritage, le gros lot, voilà qui met les têtes à l’envers. Ils sentent bien que l’égalité les enfermerait dans une vie médiocre, et que, s’il n’y avait point de pauvres, il n’y aurait point de riches. Ainsi une folle espérance les console de leur misère. Mieux ils voient les caprices et les inégalités de la fortune, plus ils ont de raisons de désirer et d’espérer. »

« Mon grand-père me l’avait bien dit, la Frivolité est une méthode de gouvernement. Le sérieux, l’ennui, la justice sont des forçats rivés à la même chaîne. Les hypocrites ont tout perdu. Il ne faut point être riche en catimini. Donnons-leur la loterie, avec fanfares et falbalas. J’aime cette salle de loterie ; cela ne sent point la boutique du changeur. Ils voient ce que l’on peut faire de l’argent quand on en a. Beautés et parures sont en vitrines, et les chevaux portent la fortune. Voilà qui fouette le sang ; voilà qui chasse les idées. »

« Eh diable ! Ils sont vifs. Ne vont-ils pas écharper un jockey ? Ne vont-ils pas brûler une tribune ou deux ? Jarnicoton, c’est ainsi qu’il faut penser. J’aime ce beau raisonnement-là. Un jet de pompe l’aura bientôt noyé. Sonnons seulement l’autre partie. Que la fête continue. Jetons des fleurs. C’est ainsi que l’histoire allait, tant que nos froids raisonneurs étaient au cachot. Des guerres, des émeutes, des pendaisons, des triomphes. Dès qu’on avait chassé un roi, il en fallait un autre. Bon ! Les voilà qui portent le gagnant sur leurs épaules maintenant. On se sent à l’aise, ici. Toute la monarchie y est. Il n’y manque, hélas, que le roi. »

Le vieux marquis dirigea sur la tribune officielle un regard assez ironique. Les ministres y paradaient, et souriaient aux actrices, heureux d’oublier, pendant ces heures trop courtes, qu’ils avaient promis la justice au peuple.