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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/105

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 141-142).
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CV

Ce juillet ressemble à un juin par le feuillage et par l’herbe. Une des beautés de juin, c’est que les bois n’ont pas de dessous ; ils se posent sur les champs ; l’herbe continue le feuillage. Mais quand juillet est un peu chaud, l’herbe mûrit et bientôt se dessèche ; la bordure des bois et des haies est marquée alors par une ligne d’ombre ; ce sont les premières rides du paysage. Cette année-ci, par l’effet des pluies et des nuages, les herbes ont encore leur jeunesse, et les céréales jaunissent dans la verdure. Imaginez une étroite vallée, des pentes boisées, les cultures un peu plus bas, les prés et la rivière, au déclin du jour, une ornière brillante de soleil, toutes les couleurs avivées par la pluie. Un petit train de campagne me promenait d’un tableau à l’autre, sous des nuages changeants. Les peuples du Midi ont célébré la lumière, mais ils ont ignoré la couleur.

Comme j’allais suivre ces vaines pensées, bien dignes d’un citoyen des villes, je remarquai dans les cultures de grandes foulées, tout à fait irrégulières, mais bien limitées, comme si des hommes descendus du ciel avaient campé dans les seigles, dans les blés et dans les avoines, ou comme si quelque géant avait marché au hasard dans les cultures. C’étaient bien les pas du vent. Ces vallées sinueuses et assez resserrées sont comme des fleuves de vent, ou plutôt des ruisseaux de vent, avec des tourbillons et des remous, et, par endroits, des espèces de lacs plus tranquilles. Nous ne voyons point le vent ; nous le sentons très mal ; nous croyons qu’il s’élève et s’apaise d’instant en instant, alors que sans doute nous passons d’un cyclone à l’autre. Je ne puis expliquer autrement ces foulées dispersées comme des pas ; il faudrait une quantité de baromètres de place en place, et très sensibles, pour observer ces pressions variables ; mais les blés en gardaient la trace.

En considérant plus attentivement la chose, je remarquai que les champs de céréales étaient toujours foulés et comme écrasés dans leur milieu, jamais sur les bords ; et même souvent la récolte piétinée et gâchée dans la terre était séparée d’un pré ou d’un chemin par une haie d’épis bien droits. Beau problème pour un physicien. Et voici comment je m’expliquai la chose. Il faut toujours penser que le vent, surtout chargé de pluie, presse surtout de haut en bas, comme l’eau presse sur le fond du ruisseau. Or, les épis du milieu qui sont tenus par leurs voisins, ne peuvent éviter le choc ; les tiges sont cassées, et les coups de vent agissent comme le pilon dans un mortier. Au contraire, vers la bordure, les épis, libres d’un côté, se penchent d’un mouvement souple, et se relèvent à chaque fois. Vaines pensées encore. Il est plus sage de réfléchir sur la guerre, dont la menace s’ajoute à tous ces maux. Car ici les cyclones et tourbillons dépendent de nous.