Aller au contenu

Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/106

La bibliothèque libre.
Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 142-143).
◄  CV.
CVII.  ►
CVI

Le cocher Georges, tant qu’il fut cocher, fut un très honnête cocher. Sa grande affaire était de suivre la ligne droite et d’arriver le plus vite possible. Tout le reste, piétons, voitures, sergents de ville, était au second plan ; non qu’il fût capable de foncer sur l’obstacle ; non pas ; il était très bon. Même, quand il faisait des discours au restaurant, il reconnaissait bien qu’il faut de l’ordre, et que le bâton blanc des agents est utile à quelque chose. Mais, dans le feu de l’action, sa pensée se resserrait autour de son fouet ; il ne pensait plus qu’à l’heure et à la course ; il ne voyait plus que son droit. Les piétons s’arrêtaient sur la chaussée pour lire le cours de la bourse ; les livreurs rangeaient leurs voitures de façon qu’il fallait les accrocher ; l’agent, avec son bâton, y mettait de la malice. C’est ainsi que l’on juge de la cité et des puissances, quand on les voit du haut d’un siège.

Le cocher Georges devint agent aux voitures. Il fut bon agent comme il avait été bon cocher. Sa grande affaire était de nettoyer les carrefours. Le reste, piétons, chevaux, cochers, ce n’était qu’une pâte qu’il maniait. Non qu’il oubliât les droits des autres ; non pas, car il était très juste. Même, quand il reprenait l’habit civil pour jouir de sa demi-journée, il expliquait au douanier, son camarade, que les voyageurs sont quelquefois excusables quand ils élèvent la voix, et qu’il est dur, pour un cocher dont le cheval dépasse l’alignement, de payer vingt-cinq francs d’amende. Mais, dans le feu de l’action, sa pensée se resserrait autour de son bâton blanc. Un désordre lui semblait la pire chose au monde, et il ressentait une espèce de colère religieuse quand deux attelages s’entrelaçaient. Aussi plus d’un cocher lui montrait le poing en disant : « Malheur de Dieu. Dire que cet homme-là a été cocher ; et voilà comment il traite les cochers ! »

La fonction fait l’opinion. Celui-là seul qui ne fait rien est capable de voir toutes les idées sur le même plan, et sans perspective. Clemenceau citoyen, Clemenceau journaliste, ne pense qu’aux droits du citoyen et du journaliste ; le gouvernement, pour lui, c’est un mal nécessaire ; il le supporte à peine ; il ne l’aime point. Le même homme est porté au pouvoir, et chargé de faire régner l’ordre ; alors il pense à l’ordre avant tout ; ses idées sont toujours les mêmes, mais la perspective a changé. Il dirait, comme Goethe : « J’aime mieux une injustice qu’un désordre. » Aussi voyez comment l’agent aux voitures est traité par son ancien camarade, qui est toujours cocher. Mais ces invectives n’atteignent pas l’homme. Ce sont deux fonctions qui s’injurient.