Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/115

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 154-155).
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Comme je pensais au Scrutin d’Arrondissement, il me revenait une histoire de mon pays normand, histoire déjà ancienne, puisqu’elle remonte au scandale du Panama ; on en peut parler maintenant comme d’une chose morte et enterrée. On sait que le Perche est un pays assez fermé, assez riche par le commerce des chevaux, hospitalier et généreux à l’ancienne mode, très raisonneur, ennemi du gouvernement et du préfet, et clérical par obstination pure. Ils avaient en ce temps-là un député bon garçon et bien de son pays par un genre d’esprit bonhomme qui mordait très bien. On l’adorait. C’est dire que tous ces dresseurs de chevaux n’avaient pas précisément d’opinion, mais se fiaient à leur député pour en avoir une. Et voilà bien, direz-vous, le scrutin d’arrondissement. En réalité l’habile homme prenait le fond de leur opinion, et eux la forme des siennes.

Or il fut d’abord bonapartiste, et ils furent bonapartistes. Ensuite il jugea bon de faire un petit mouvement à gauche et d’accepter la République, mais conservatrice naturellement ; il ne perdit pas une voix. Là-dessus vous direz : « Il avait son fief électoral et son armée ; ses électeurs étaient des partisans, non des citoyens ; voilà par quel détestable mécanisme un petit nombre d’intrigants font de la politique selon leur intérêt propre, et agissent sur les ministres. Ce n’était qu’un tyranneau d’arrondissement. » C’est l’apparence ; ce n’était pas cela tout à fait. Ils le laissaient ministre pour les paroles. Il disait Empire c’était bien ; il disait République, c’était bien ; mais c’était toujours le même air.

Ce fut alors la Terreur Panamique. Le député en question fut soupçonné et même accusé. Il se défendit bien ; il prouva, si je me rappelle bien, que son métier de journaliste (car il n’était pas riche) expliquait certains petits profits. Il fut acquitté. On a pardonné plus à d’autres ; mais cet arrondissement ne pardonna rien. Il n’y eut ni reproches ni récriminations ; ce fut pis ; ce fut le silence et l’abandon. Et sans remède. On put connaître par là l’esprit de liberté et le jugement inflexible de ces hommes qui semblaient ne pas prendre la politique au sérieux. Quand on méprise les mots, il arrive que l’on voit clair aux choses. Sans doute eurent-ils le sentiment que la Haute Finance, sous n’importe quel drapeau, était le véritable Tyran à craindre pour l’avenir, et que, si l’on saluait une fois Monsieur l’Argent, l’opposition n’était plus que gasconnade. Ici se montre, il me semble, le fond de l’esprit arrondissementier. Il a du cynisme ; il va droit au principal. Il se moque assez des combinaisons purement politiques, mais il est strict sur la probité. Ce n’est pas par hasard que les Grands Aventuriers le haïssent du fond de leur cœur et essaient de le mépriser. Ce jeu est clair ; la partie est engagée entre les Politiciens et le pays.