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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/124

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 165-167).
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Il faut penser à la question d’Alsace-Lorraine, qui domine réellement toute notre politique. Et l’on n’y pense pas quand en veut ; le problème reste souvent tout entier en paroles, ce qui nous pousse à répéter une fois de plus les formules usuelles.

Lorsque j’arrive à y penser réellement, le premier effet est une impression vive, un mouvement de fureur contre l’Empire, un mouvement aussi de défiance radicale à l’égard des généraux et diplomates quelconques. Je pense à cette guerre folle, à cette guerre injuste, passionnément voulue par les hauts pouvoirs, et principalement pour le prestige de la dynastie. Ensuite à cette funeste campagne où se montrèrent dans un jour cru tous les vices du despotisme militaire. Enfin à cette paix trop vite conclue, par le sacrifice de quelques-uns, et, comme il arrive toujours, sous la pression de ceux-là même qui avaient poussé à la guerre. J’insiste sur ces idées, peu agréables à former, parce qu’elles vont directement contre cet enthousiasme aveugle, contre cette adoration des pouvoirs, auxquels je vois que l’on nous pousse.

Mais l’idée morale qui se présente la première, il me semble, c’est celle-ci. Celui qui a attaqué injustement doit payer. Rude épreuve pour nous tous. Mais, sans approuver le régime impérial et cet imprudent sommeil des citoyens, nous acceptons pourtant l’héritage, les dettes d’argent comme les promesses. La paix a coûté cher de toute façon, mais enfin nous la voulions et nous l’avons eue.

L’idée qu’un traité arraché par la force est sans valeur n’est pas ici à sa place. Car où était l’agresseur ? Il ne suffit pas ici d’invoquer les projets et les ruses de Bismarck ; c’est le peuple allemand qu’il faut considérer. Et c’est notre attaque qui l’a soulevé, comme on le voit assez, notamment par la mollesse des Bavarois et des Badois au commencement. Dire que nous aurions toujours été attaqués de toute façon, et que l’unité allemande se serait faite contre nous de toute façon, c’est une de ces vues fatalistes, assez commune chez les guerriers et les politiques, mais qu’un homme de bon sens rejette violemment dès qu’il en comprend la portée. Si la volonté ne change pas l’avenir, qu’est-ce que cette vie ?

Mais ici une autre question se présente. Nous avons des devoirs envers les Alsaciens-Lorrains. Nous avons manqué à la fraternité d’armes. Acceptons l’humiliation pour nous, soit ; mais pouvons-nous accepter la servitude pour eux ? Évidemment non. Notre politique, en ce qui les concerne, doit tendre à leur garantir une vie complète, politiquement comparable à la nôtre, humainement acceptable ; mais sans penser à notre gloire à nous, à notre richesse à nous. Le devoir est envers eux. Il est bon de considérer cela, et d’examiner si une politique constamment guerrière est le seul moyen, ou le meilleur, de payer maintenant cette autre dette. Mais remarquez bien qu’en tout cela nous sommes débiteurs, non créanciers.