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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/125

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 167-168).
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Ceux qui reviennent d’Allemagne font entendre presque tous des propos guerriers. Presque jamais il n’arrive qu’un message de paix passe la frontière. Et que dira l’étudiant qui a fait son tour là-bas ? Il louera la Culture Française ; il l’opposera à la Culture Allemande, pédante, érudite, systématique, orgueilleuse, tyrannique. Je prends pour vrais ces développements un peu trop faciles. Mais faut-il se battre pour si peu ? Mais oui, pour si peu. Je me moque des gens qui vivent d’Esthétique. Ce sont les idées morales qui m’intéressent avant tout. Je veux savoir si les Allemands ont des lois contre la violence et contre le vol, contre l’alcoolisme et contre le choléra, pour la femme et pour l’enfant. Je sais qu’ils en ont. Je sais que le progrès social rencontre chez eux les mêmes obstacles que chez nous ; que la justice semble souvent se heurter à la Justice ; et que beaucoup, chez eux comme chez nous, pensent que c’est la force des classes ennemies qui en décidera. Toutefois, si l’on veut marquer ici les différences, peut-être faut-il dire que leurs socialistes sont plus raisonnables que les nôtres, plus soucieux de l’ordre, et de l’obéissance aux lois ; du moins c’est ce que l’on dit chez nous. Et je conclus, sans craindre de me tromper, que ces hommes-là peuvent faire société avec nous. Sur la culture et sur l’esthétique, on discutera ; mais j’avoue que ce qu’ils appellent la Culture Française est pour moi quelque chose d’indéterminé. Ceux qui se donnent maintenant comme chevaliers de l’Esthétique Française sont des gens à prétentions, qui ont peur de leur plume, et se montrent secs et ennuyeux par crainte du ridicule. Ma foi j’aimerais autant quelque Allemand fort, lourd, naïf, comme le Jean-Christophe de Romain Rolland. Mais enfin cette diversité des natures me plaît, et doit être respectée. Que chacun écrive comme il pense, et comme il pourra ; voilà comment il faut se battre pour la Culture, et repousser les barbares ; et je n’aime pas que la Critique Littéraire vienne chuchoter aussi pour la guerre.

Après cela, que dit encore le voyageur ? Que les Allemands ne nous aiment point. C’est ici que l’homme raisonnable doit se méfier. Imaginons un Allemand qui vienne enquêter chez nous. Où donc pourrait-il entendre quelque propos impartial au sujet de son pays ? Partout, dans les conférences, dans les leçons, on exige une espèce d’injustice voulue. Il faut toujours que l’orateur en vienne à blâmer ce peuple qui nous a battus. Et je vois que les orateurs et écrivains nous font souvent bonne mesure, et montrent ici une complaisance qui n’est pas belle. Aussi l’Allemand s’en ira raconter qu’il y a une haine profonde et enracinée chez nous ; en quoi il se trompera, car la plupart des gens, chez nous, savent bien être justes ; mais en public on n’entend guère que des comédiens qui cherchent l’applaudissement. Je n’oublie pas les pouvoirs administratifs, qui sont contre toute espèce de pensée. Ainsi les deux peuples arrivent à se méconnaître, faute d’un peu de courage ; et, pensez-y bien, ces habitudes de dire, faciles, paresseuses, flatteuses, nous mènent a une guerre effrayante qui tuera les plus courageux et les plus justes des deux côtés, d’où résulteront encore d’autres déclamations et d’autres guerres. Que les pacifistes pensent bien à ceci : ce n’est pas la peur de la guerre qui empêchera la guerre, et c’est la peur de parler qui l’amènera.