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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/133

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 177-178).
CXXXIII

Lisons Corneille, c’est le moment. Et j’ai ouvert le Cid. Seulement, un livre, ce n’est que du noir sur du blanc si l’imagination ne travaille ; et l’imagination, une fois lâchée, prend quelquefois des chemins imprévus.

La mienne fut d’abord très docile ; elle me représenta des chapeaux à plumes, de somptueux manteaux, et l’intérieur d’un palais. Cela n’allait pas tout seul, parce que je n’ai jamais vécu dans les palais ni près des rois ; et je retombais toujours dans les décors du Théâtre-Français, qui sont en carton, et ne le cachent pas.

Il m’arrivait aussi de donner à mes personnages l’allure et le ton de deux solliciteurs de notre temps qui se querelleraient dans les couloirs d’un ministère. Mais bien vite je redevenais Espagnol. Ainsi je maintenais ma bête à noble allure, sur les traces du royal cortège.

Mais je l’ai mal dressée ; et lorsque Rodrigue, racontant sa victoire, parla de l’obscure clarté des étoiles, mon imagination, comme une monture qui sent l’eau, bondit sur le champ de bataille.

Là gisait l’archer Pedro, qui était autrefois muletier, et fut enrôlé par les gens du roi un jour qu’il avait trop bu. Il prit goût au métier. Il était assez querelleur, et la colère l’entraînait plus que la peur ne le retenait ; aussi passait-il pour brave.

Quand les Mores attaquèrent la ville, il venait d’entrer à pas de loup dans la chambre de Manuela, une servante d’auberge à qui il s’était promis, et qui en échange s’était donnée de bon cœur. Au premier signal d’alarme, il avait couru, sans savoir pourquoi, en bon soldat qu’il était.

Et maintenant il était couché sur le dos, avec un fer de lance dans la poitrine. Il pensait aux sentiers de montagne, à une auberge tapissée de vignes, à une source fraîche, à Manuela, à une rose qu’il avait cueillie, à une chanson. Mais, à mesure que les étoiles pâlissaient, toutes ces images s’éloignaient de lui. Il mourut au lever du soleil. Ainsi finit la tragédie.