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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/134

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 178-179).
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Je revoyais en rêve ces Martiens que Wells a imaginés, et qui n’avaient pas plus d’égards pour les hommes que les hommes n’en ont pour les fourmis. Ceux qui reviennent d’Allemagne ont vu des scènes de ce genre. Et l’armée des fusilleurs, maintenant concentrée, va presser de toutes parts sur nos frontières, sans autre fin que d’inspirer à tous, s’ils peuvent, une morne terreur. Je disais que pour vaincre il faut tuer tout homme valide ; cette vaste opération est commencée.

Il importe que tout être pour qui la réflexion est maintenant douleur considère sous cet aspect cette guerre sauvage, la seule que notre siècle pouvait connaître, et sans doute la dernière par le souvenir qu’elle laissera, de catastrophe à face humaine, mais de folie et fureur animale en réalité. Comme si quelque fléau martien était tombé sur nous, ou quelque peste, ou quelque rage humaine. Après tout les passions au paroxysme n’ont jamais cessé de tuer, ici ou là ; mais c’était bientôt isolé, cerné, dominé. Rappelez-vous les bandits en automobile et le massacre de Chantilly. Une pareille fureur s’est étendue à une caste, et, par imitation, par menace, par mensonge à tout un puissant peuple. C’est ainsi. Il faut, sans récriminer, guérir ce mal, à tous risques, par tous moyens. Je plains même ceux qui ne sont pas à pied d’œuvre et qui n’ont pas le fusil en main.

Il faut prévoir de durs moments ; il faut prévoir un fléchissement de la raison armée, toujours moins frénétique que la folie méchante. Que les hommes mûrs, qui enragent d’avoir cinq ou six ans de trop, se consolent en mesurant le mal, et la nécessité où nous sommes tous, et le devoir difficile de châtier et d’exterminer. Nos forces jeunes s’usent maintenant. Il faut que, par réflexion, toutes les autres forces se ramassent et se recensent. Car il ne s’agit plus d’une querelle entre peuples, au milieu de laquelle on peut toujours espérer la paix. Non ; il y a une mauvaise force qu’il faut détruire. Elle avancera et nous l’userons, par une action suivie, obstinée, infatigable, en nous répétant toujours : « Nous n’avions pas le choix. S’enfuit-on devant la peste ? Fait-on la paix avec le choléra ? Non. Mais chacun s’applique contre, avec une espèce de sagesse infatigable. »

Considérez les enfants, plus libres, plus vivants, plus bruyants ces temps-ci. Ils connaîtront la paix. Certainement, si nous ne nous détournons pas de cette tâche, si chacun use le monstre selon ses forces, bien certainement tous ces enfants connaîtront la paix véritable, et auront le droit de l’aimer. Bien certainement, après cette exécution, l’exécration publique poursuivra, punira ou guérira par tous moyens les premiers symptômes de la folie sanguinaire. Personne n’osera plus former le rêve de la guerre ; les hommes justes, aidés des femmes, s’y prendront plus tôt. Oui c’est bien la guerre qu’il s’agit de tuer, et coûte que coûte. Tel est le discours par lequel j’ai combattu, le mieux que j’ai pu, des sentiments en tumulte, qui récriminaient, et qui ne menaient à rien.