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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/140

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 186).
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CXL

Le plateau, lourde terre à blé et à betteraves, se terminait brusquement par une falaise régulièrement dentelée, au pied de laquelle s’étendait une large vallée. Sur chaque dent de la falaise, à mi-côte, s’alignaient les maisons d’un village. À la pointe, une église. Le poète me dit :

« Admirez comme chacun de ces villages allonge coquettement son unique rue bordée de maisons, comme s’ils suivaient tous un même plan harmonieux fait pour charmer nos regards ; et au bout, bien en vue, bien en l’air, s’élève l’église, là où elle doit être ; comme tout cela est plein de sens ! »

Je lui dis : « Poète, vous n’êtes qu’un poète ; vous cherchez l’idée là où elle n’est point, toujours du côté des fins ; cherchez-la donc du côté des causes.

« Ces villages ne se sont point construits par libre choix ; ils sont tous du côté du soleil ; et, si vous aviez regardé les choses de près, vous auriez vu, à mi-côte, une chaîne de sources ; c’est à cette hauteur-là qu’on devait bâtir et qu’on a bâti ; celui qui s’installerait au-dessous n’aurait qu’une eau souillée et malsaine ; celui qui s’installerait au-dessus n’aurait point d’eau du tout.

« Et quant à l’église, elle est où doit être le bâtiment qui n’est ni ferme ni grange ; car les fermes et les granges doivent naturellement se rapprocher autant qu’elles peuvent des grands champs de blé ; il n’y avait donc qu’une place pour l’église, à l’extrême pointe de la falaise ; et vous voyez qu’elle y est.

« Vous haussez les épaules, et vous dites que ce sont là des hypothèses. J’en conviens ; je suis poète, moi aussi. »