Aller au contenu

Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/141

La bibliothèque libre.
Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 187-188).
◄  CXL.
CXLII.  ►

CXLI

On dit souvent que les chemins de fer et les usines gâtent un beau site. Un sage expliquait cela très simplement. « Nous trouvons beau, disait-il, ce à quoi nous sommes habitués, les vieilles assiettes, les vieux meubles, les vieilles maisons. Nous préférons bien, par réflexion, ce qui est nouveau et utile, par exemple une bicyclette, une machine à coudre, une locomotive ; mais cela ne nous prend pas aux entrailles ; le cœur n’y est pas. Notre instinct retarde d’un siècle ou deux. Nous aimons de vieilles ruines ; nous n’aimons pas une maison neuve, quand elle serait la plus utile des maisons. Nous aimons le Christ d’Amiens ; nous n’aimons pas une planche d’anatomie. Notre attachement aux formes anciennes se fait voir dans nos actions ; les coupés de luxe furent copiés sur les chaises à porteurs ; les automobiles furent copiées sur les voitures à chevaux. Nous sommes toujours assez conservateurs ; et, d’instinct, nous le sommes tout à fait. Les chemins de fer seront beaux quand les hommes voyageront en aéroplane. »

C’est ingénieux ; mais cela n’explique pas bien toutes les opinions sur le beau. Il y a des spectacles naturels que nous aimons à première vue, comme la mer et les montagnes. Un de mes amis, qui n’est pas snob du tout, a été transporté d’admiration a la vue des Pyramides d’Égypte. Ces faits marcheraient encore avec la théorie, si on la poussait un peu. Mais il faut bien aussi que j’apporte mon témoignage.

Les œuvres des hommes, quand je les rencontre dans la nature, me plaisent toujours, et d’instinct. Une profonde tranchée au milieu des bois, quatre rails d’acier, la bouche d’un tunnel, ce sont des beautés qui me saisissent. Un train qui roule au bord d’un lac, entre dans la montagne et en sort un peu plus loin avec un bruit de tonnerre, cela me remue tout autant que les beautés naturelles. Je ne nie pas que la réflexion y soit pour quelque chose. Sans doute beaucoup de gens n’éprouvent pas ce que j’éprouve parce qu’ils ne relient pas un tram, un tunnel, une usine, à l’ordre universel. Pour moi je vois les hommes comme des forces naturelles, aussi naturelles, aussi nécessaires dans leur action que le feu intérieur, les volcans et l’orage.

Les routes sont belles. Une vieille route qui monte et descend en suivant les sentiers a du charme par ses détours ; mais une route tracée au niveau d’eau par des géomètres et largement coupée a de la grandeur ; elle ouvre une vue sur le pays, qui convient mieux à des yeux d’homme, sans doute parce qu’elle convient mieux à leurs jambes ; il me semble que je vais marcher jusqu’à l’horizon.

Je crois assez que c’est l’univers tout entier qui est beau, et la liaison de toutes choses ; les petits morceaux ne disent rien ; ils n’ont point de sens. Mais tout a un sens, car tout tient à tout. On aime la mer et la montagne, parce que le jeu des forces y est visible ; c’est notre alphabet. Après avoir épelé, il faut lire, et apprendre à saisir d’un regard la liaison de toute chose à toutes les choses ; en quoi on peut devancer la coutume. Si on savait parfaitement lire dans le Grand Livre, tout serait beau.