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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/142

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 188-189).
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CXLII

Au sujet de ce tableau de Poussin, qui fut lacéré à coups de couteau, l’Ingénieur me dit : « Je puis vous l’avouer à vous, toutes ces œuvres d’art n’ont jamais produit aucun effet sur moi. Non que le sentiment du beau me soit inconnu ; tout au contraire, je suis capable de l’éprouver très vivement ; et, en revanche, le spectacle de quelque objet que je juge laid m’attriste. Seulement les choses que je trouve belles ou laides ne sont pas dans les musées ; ce sont des choses d’aujourd’hui, et qui sont utiles ou nuisibles. Par exemple cette locomotive à quatre cylindres, avec son petit tuyau et son avant allongé sur les rails, je la trouve belle. Je n’entends pas seulement par là qu’elle est puissante et bien réglée, j’entends que la vue de cette locomotive produit en moi un sentiment agréable, immédiatement et sans réflexion. Cela tient sans doute à ceci, que les dimensions et la forme de cette machine et la position de ses rouages sont pour moi des signes que l’habitude me permet de comprendre sans effort. Quand vous lisez, vous ne faites pas attention aux lettres ni aux syllabes, ni même aux mots ; il vous semble que vous saisissez directement l’idée même ; eh bien, je crois que je lis les mécaniques de la même manière. De même une maison doit, à première vue, être saisie et comme devinée dans un seul regard, quand c’est un architecte qui regarde.

« Qu’est-ce qu’un beau cheval, sinon un cheval dont on peut deviner la force et l’ardeur ? Qu’est-ce qu’une belle femme, sinon une femme dont on est capable de dire, sans réflexion, mais non pas sans bonnes raisons, qu’elle se porte bien et qu’elle est capable d’avoir de beaux enfants ? Le dirigeable « Patrie », que j’ai observé ces jours, ne me paraît pas beau. Savez-vous ce que j’en conclus ? C’est qu’il doit y avoir encore quelque chose là-dedans qui n’est pas bien placé ; c’est que les forces s’y exercent mal ou s’y contrarient ; je le sens avant de pouvoir l’expliquer, parce que je suis familier avec les mécaniques. Telle est mon esthétique, fondée, comme vous voyez, sur l’utile et la science de l’utile, mais elle est méprisée par les hommes de goût et par les femmes les plus cultivées. »

Je lui dis : « Consolez-vous ; les hommes de goût et les femmes cultivées sont de pauvres moutons et de pauvres brebis qui suivent leur sentier ; leurs idées et leurs sentiments viennent d’imitation. Pourquoi font-ils des tableaux et admirent-ils des tableaux ? Parce qu’il y a eu un temps où le dessin était quelque chose de très utile, et comme une écriture naturelle. Mais eux s’attachent aux vieux dessins et aux vieilles peintures, sans savoir pourquoi, comme l’enfant qui joue au soldat. Ils ignorent le sens de tout cela. Ils ne savent pas lire, mais ils s’amusent tout de même à assembler des lettres, et sans rire, comme des singes qui joueraient aux cartes. »