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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/148

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 195-196).
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CXLVIII

Il n’y a pas longtemps, j’ai vu sur la place du Panthéon un terrible peintre, entouré de curieux. Je reconnus, dans son esquisse déjà avancée, les traits de l’école cubiste ; j’y reconnus aussi des toits et des cheminées, mais penchés et comme suspendus ; le ciel était de côté et en bas, comme un gouffre bleu où tout cela voulait dégringoler. Regardant alors les objets eux-mêmes, j’eus quelque chose de cette impression en penchant la tête.

Tous ces artistes cherchent la vérité ; mais ce beau mot arrive, par raffinement, à avoir plus d’un sens. Car il y a la vérité des objets, et la vérité de l’impression qui serait mieux dite sincérité ou naïveté. Je vois par ma fenêtre un horizon assez brouillé, mais je sais ce que je vois, c’est une vallée, c’est un plateau, ce sont des champs et des arbres. J’interprète ; je vois certaines choses plus loin, parce que je les juge plus loin ; mais un aveugle-né récemment guéri n’y comprendrait rien ; ce serait pour lui comme du chinois, c’est-à-dire comme des caractères qu’il ne saurait pas lire ; car un arbre, pour lui, c’est quelque chose qui est dur et rugueux, qui sonne contre le pied, et qui chante au vent ; mais pour moi ce brouillard un peu plus foncé, et de forme arrondie, c’est encore un arbre. Enfin je sais lire dans les formes et dans les couleurs. Et si je peins comme on écrit, ce sera pour que d’autres lisent. Mais est-ce là la nature même ? Ne peut-on m’accuser de la transformer en y mêlant mes opinions ? Cela est bon assurément pour la pratique, par exemple si je veux savoir à vue de pays combien de temps il me faudra pour arriver à ce village que je devine d’après de faibles signes. Mais si je suis contemplateur seulement, ne dois-je pas ouvrir les yeux sans penser, et recevoir cette pluie de couleurs presque sans forme, non comme signe d’autre chose, mais comme impression réelle pour moi en ce moment de ma vie ?

Le professeur Bergson s’est fait une réputation en voulant dire que la vraie vérité est plutôt dans cette impression non interprétée que dans la traduction que l’on a coutume d’en faire. Au premier réveil vous ne distinguez rien, sinon que vous êtes au monde et que les couleurs sont couleurs ; l’instant d’après, par l’idée que vous avez de votre chambre et de ce qui s’y trouve, vous avez remis chaque chose à sa place ; et l’astronome les y met encore mieux, puisqu’il voit que Vénus tourne autour du soleil en venant vers nous et de gauche à droite, tandis que le paysan la voit seulement briller. Mais là-dessus le subtil psychologue soutient que le paysan est plus près du vrai, puisque Vénus brillant à cette heure est la vérité pour lui, tandis que la planète Vénus faisant son tour en 227 jours, c’est la vérité commune, qui instruit mais ne touche pas. Mon peintre était de cette école ; il me peignait la première impression qu’il avait eue en penchant la tête. Le plaisant c’est que, sous cette forme inattendue, c’est encore la religion qui revient. Si mes rêves sont vrais dans leur apparence, il y a des Dieux.