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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/149

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 197-198).
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CXLIX

La liberté ne vaut rien pour un artiste. Encore les peintres de paysage trouvent leur règle et leur maître dans la nature ; toutefois dans l’interprétation comme on dit, je vois encore trop souvent de l’arbitraire. Mais dans la peinture et la sculpture plus libres, qui veulent représenter des groupes vivants et agissants, la liberté est maintenant sans bornes. De toutes façons. Songez qu’ils règlent tout à leur fantaisie, jusqu’aux dimensions de la toile. Je les vois perdus dans cette méditation sans objet. Leur rêve s’évapore. Il faudrait quelque prison pour leur génie, comme est la chaudière pour la vapeur. Je voudrais un tyran bien méchant qui leur donnât à orner un pan de mur, ou un tournant de voûte, ou bien qui fît apporter au sculpteur un bloc de marbre, avec l’ordre d’en faire le portrait de quelqu’un. Il est remarquable qu’en tous temps le portrait ait été l’occasion des plus puissantes œuvres peut-être ; c’est que le modèle est alors un tyran. Il me semble que plus la liberté est contrariée et plus elle s’affirme ; sa griffe marque mieux dans une matière résistante.

On dit assez que tout le prix d’une œuvre d’art est dans un tempérament qui se montre ; admettons cela. Mais le tempérament, comme on dit, ne se montre bien que s’il est contrarié d’abord. Un roi absolu n’aura jamais de caractère, mais son ministre en aura certainement. Aujourd’hui, un artiste est roi sur ses œuvres ; mais c’est trop de puissance pour un jeune homme qui ne sait rien. Il perd trop de temps à des essais sans conséquence. Si tout ce qu’il tente était incrusté dans un mur, et livré au jugement d’un maître sans patience, il serait excellent tout de suite, ou bien il renoncerait. Mais il ressemble à l’écrivain qui travaille sans idées et sans faits. Tous impressionnistes, et ce n’est qu’un jeu inconsistant.

Pourquoi les statues officielles sont-elles si généralement laides ? Parce que le sculpteur n’a pas à compter avec le tyran, qui viendrait surveiller la chose. Il n’est même pas nécessaire que le tyran ait du goût ; il suffit qu’il soit tyran et qu’il blesse, et qu’on ne puisse se révolter. Car l’esprit bouillonnant se donnera enfin une sortie et une expression, concentrée, invisible au tyran, et peut-être à l’artiste lui-même.

De même pour le musicien. Donnez à un maître de chapelle tels chanteurs, et tels instrumentistes, et qu’il soit forcé d’écrire pour eux. Par là il sera délivré de ses inventions arbitraires, qui se développent dans un champ trop vaste. D’après cela, il faudrait dire aussi que les pièces de théâtre doivent être écrites pour les acteurs, car c’est déjà une raison de limiter le nombre des personnages, et peut-être de respecter l’unité de l’œuvre, par égard pour l’acteur illustre, qui veut être toujours au premier plan. Shakespeare écrivait pour sa troupe, et Molière aussi. Je plains le dramaturge inconnu, dans sa mansarde, en face d’un papier blanc. Mais les artistes disent justement le contraire, en quoi ils ont raison aussi. Car je le veux enchaîné, mais je le veux lion.