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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/152

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 201-202).
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Je me suis souvent demandé pourquoi une église neuve, de style gothique, et d’ailleurs copiée sur les plus beaux modèles, est souvent laide à regarder. Bien des raisons l’expliquent sans doute, par exemple la couleur des pierres et la netteté des lignes, sur lesquelles l’air et la pluie n’ont pas assez mordu. Surtout on les construit d’ordinaire sur de grandes places ; cela ne convient pas du tout au gothique.

Il ne faut point séparer la cathédrale de la ville ; une ville de vieux style, avec ses rues tortueuses et son entassement de petites maisons, voilà le cadre pour une cathédrale. Il faut que les tours sortent d’une forêt de toits et de cheminées. Allez à Bonsecours et donnez-vous le spectacle du vieux Rouen, vous verrez que les tours et les maisons forment une seule chose. Il y a des villes, comme Amiens et surtout Bourges, où la ville, vue dans son ensemble, continue l’édifice par le bas et lui donne du pied. Réellement la cathédrale commence alors aux faubourgs et se termine au sommet des tours ; toute la ville s’achève en cathédrale. Un tel spectacle est beau, je pense, principalement parce qu’il exprime une forme de vie en société et un tissu de relations humaines.

Cette structure serrée, si l’on y pénètre, donne de vives impressions que l’architecte n’a point cherchées. Si je suis quelque petite rue qui monte, me voilà pris dans la cité, le nez en l’air, cherchant le ciel et les nuages ; c’est alors qu’une flèche, une ogive, une rosace me saisit par sa hauteur et m’enferme dans l’humanité. Je dirais presque qu’une cathédrale doit se lire de haut en bas. Quand mon regard est ainsi impérieusement ramené vers la terre, il doit rencontrer des maisons, des échoppes, des métiers, toute la ville. Ces toits, qui s’accotaient aux piliers gothiques, unissaient les pierres aériennes aux pavés de la rue, et cela était plein de sens.

Mais nos pédants d’archéologues y perdaient leurs définitions. Ils admirent une belle cathédrale, et ils admirent une vieille maison, mais non pas l’union des deux. S’ils le pouvaient, ils mettraient la cathédrale en vitrine dans une salle de musée, et la vieille maison dans une autre salle. Faute de mieux, ils nettoient la cathédrale jusqu’au pied ; ils voudraient une grande plaine de macadam tout autour.

L’erreur de Viollet-le-Duc, qui a si bien manqué la façade de Saint-Ouen, c’est qu’il a construit sur papier. Cette façade n’est pas laide à vue de touriste, ou ramassée sur un papier à la hauteur des yeux. Mais regardez-la d’en bas, comme il faudrait si vous étiez serré dans une petite rue, alors les parties hautes ne remplissent pas le ciel ; tout le bas, qui s’enfonce à pic dans la terre, est inhumain comme un mur de forteresse. Abordez maintenant la Cathédrale par la rue du Bac, et vous éprouverez la puissance des pierres.