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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/153

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 202-203).
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Un poète, un historien et un architecte parlaient entre eux du style gothique, et se demandaient pourquoi les voûtes ogivales, les trèfles et les rosaces ont poussé sur notre sol sans qu’on y pensât, à peu près comme poussent les fleurs des champs. Le poète ne voyait pas, dans ces formes de pierre, autre chose qu’un langage, et comme un poème de pierre, qui exprimait merveilleusement, selon lui, les mystères d’une âme religieuse : « Entrez, disait-il, dans une cathédrale, par une porte latérale ; levez les yeux vers la voûte de la petite nef, et marchez vers la grande ; dès que les plus hauts arceaux se montreront dans l’entrecoupement des autres, vous aurez une révélation de la grandeur, bien plus saisissante que les froids calculs et les théologies bavardes. Joignez à ce mouvement irrésistible de votre corps le silence, la sonorité, la lumière crépusculaire des vitraux et les ombres fantastiques, alors, dans un court moment, vous craindrez, vous aimerez, vous prierez et vous chanterez. Voilà le vrai missel, où chacun lit sans épeler. »

« Mais non, dit l’historien. C’est vous qui faites le poème ; la cathédrale n’est qu’une prose ambitieuse. Il faut toujours que les villes rivalisent entre elles : c’est pourquoi chacune d’elles voulut faire plus grand que ses voisines. Et, quant à la forme ogivale, l’idée en fut suggérée sans doute par quelque nécessité naturelle, ou par quelque coutume, ce qui est au fond la même chose. L’ogive n’est pas sortie d’une cervelle mystique, j’ai lu que, sur les côtes, les pêcheurs construisirent autrefois des cabanes dont le toit était un vieux bateau retourné ; ne croyez-vous pas que la nef d’une cathédrale ressemble assez bien à un bateau retourné ? Au reste nef ou nauf, cela vient d’un mot latin qui signifie navire. »

« Bah ! dit l’architecte, ne cherchez pas si loin. Dans tous les temps on a construit comme on a pu. À mesure que les villes prenaient de l’importance, on a fait des voûtes rondes de plus en plus hautes et larges, si bien qu’elles s’écroulèrent un peu partout, et principalement dans les pays où la pierre est tendre. C’est ainsi qu’on a été amené à renoncer au plein cintre et à inventer l’ogive, qui n’est qu’un expédient de maçon auquel nos yeux se sont habitués. »

Ils parlaient ainsi en suivant des chemins forestiers. Ils entrèrent sous une haute futaie. Les troncs montaient d’un seul jet vers la lumière ; à peu près à la même hauteur ils lançaient des branches que la lumière tirait vers le haut et que la pesanteur courbait un peu. Ces branches s’entrecoupaient en formant des ogives ; les brindilles dessinaient des rosaces à travers lesquelles on voyait un peu de ciel ici et là. La terre était nue et sonore ; une ombre fraîche flottait sur la terre. Leur voix courait d’arbre en arbre comme si des dieux sylvains s’étaient enfuis. Vers le couchant on apercevait des lumières rouges et violettes. Ils s’arrêtèrent. Le peuple des arbres, qui marchait avec eux, s’arrêta aussi. Un flot d’images qui s’élevait retomba sur eux. Ils se turent. Aucun d’eux ne trouva un hymne qui fût digne du temple.