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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/154

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 203-204).
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Automne c’est la couleur et la musique. Toutes les gammes de couleur y sont. Les champs ont reverdi ; la terre nue, fraîchement remuée et toute humide, nous fait voir tous les bruns possibles, et, dans les feuillages, toutes les nuances, depuis le vert sombre du lierre jusqu’au jaune vif des bouleaux, jusqu’aux chênes dorés, jusqu’aux hêtres rouges. Les dernières fleurs sont d’une couleur riche aussi, et bien lavées, et bien éclairées, doucement éclairées tout autour par cette lumière blanche qui flotte partout. On oublie le soleil ; ce sont les feuillages et les fleurs qui éclairent.

Quand la nuit vient, quand toutes ces couleurs sont éteintes, le vent fait toutes les musiques. Un feu vif, une vieille porte bien sèche, une maison sonore, cela fait des concerts. Mais quand la tempête s’y met, c’est bien mieux. On y entend des voix, des plaintes, des colères, non sans tristesse, non sans joie aussi par contraste, lorsque l’on est au coin du feu. Mais il faut tuer cette littérature et ces sentiments de société si l’on veut saisir la plus profonde poésie de la chose. Il est vrai que le vent vient de loin ; on entend qu’il vient de loin non seulement par les bruits qu’il fait, mais par les bruits qu’il apporte. Il a secoué les arbres de la vallée ; il m’apporte le bruit qu’il y a fait. Toute cette forêt vient jusqu’à ma fenêtre ; l’image est dans la chose même, si on discerne bien ce qui y est.

Mais c’est encore trop de commentaires, trop d’imagination peut-être. Si l’on s’applique à percevoir tous ces bruits plus exactement, on y entend des sons, des accords, un orchestre véritable. Et ce n’est pas miracle. Car les bruits sont faits de petites ondes dans l’air ; et ces ondes se composent ; les unes se contrarient, comme on peut le comprendre quand on voit deux sillages qui se croisent sur l’eau ; de deux vagues il peut résulter une eau dormante ou hésitante pendant un moment. D’autres ondes s’ajoutent et se renforcent ; et si vous réfléchissez une minute là-dessus, vous comprendrez que les ondes qui se renforcent le plus ou qui se contrarient le moins sont justement musicales au sens précis du mot ; en sorte que le bruit le plus confus fait naître des musiques ; et c’est souvent quand nous croyons rêver et inventer que nous percevons le mieux. Il est évident que le meilleur peintre est celui qui voit les couleurs comme elles sont, et non par préjugé ; mais ce n’est pas moins vrai pour le musicien ; le musicien est sans doute un homme qui sait écouter, et qui ne met rien de lui-même dans le son, ou presque rien. Dire tout au contraire que l’artiste mêle son sentiment à toutes choses, cela est sans portée. Car vous ne saurez plus dire, alors, pourquoi David avec sa harpe apaisait Saül, et pourquoi l’art nettoie et purifie les passions. Au lieu que je crois que l’art par lui-même est nettoyé et purifié de passion. C’est la nature même ; c’est ce qui est seulement ; cela suffit ; cela prend toute la place.