Aller au contenu

Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/158

La bibliothèque libre.
Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 209-210).
◄  CLVII.
CLIX.  ►

CLVIII

Treize heures, quatorze heures, vingt et une heures, cela ne dit rien. Il y a peut-être des gens qui trouvent immédiatement un sens à ces expressions nouvelles ; pour moi je les traduis aussitôt dans ma langue maternelle, une heure, deux heures, neuf heures, et aussitôt ce mot connu m’apporte la chose, c’est-à-dire une certaine position des aiguilles sur le cadran, et tout ce qui y est lié naturellement, position du soleil, heure du repas, crépuscule ; mais la première expression, la nouvelle, reste opaque en quelque sorte ; je n’y pense qu’un nombre. J’aimerais pourtant à savoir cette langue nouvelle, à dire vingt heures comme je pense huit heures du soir ; je m’y suis exercé, sans aucun progrès appréciable. Il faut toujours que je traduise si je veux réellement comprendre.

Un exemple simple comme celui-là fait bien voir ce que c’est qu’une langue étrangère ; elle m’est étrangère toujours ; c’est comme un objet que je dois manier et vaincre ; au lieu que ma propre langue est un instrument pour saisir et manier tout, objets et idées. Mon langage est comme ma main ; je ne délibère pas pour saisir, pour tenir ; de même je ne délibère jamais pour exprimer ; toute mon attention est à la chose, et le mot vient comme un en naturel. Je suis assuré que, dans un auteur, tout ce qui est bon est aussi naturel qu’un chant d’oiseau, sans recherche, sans rature ; toute rature indique que l’on écrit dans une autre langue ; et la plupart des gribouilleurs me font bien cet effet-là, qu’ils traduisent leurs interjections naturelles en Bourget, en Barrès ou en Anatole France, ou en Renan ; les plus subtils en Saint-Evremond, absolument comme je pense deux heures après-midi et je dis quatorze heures. Mon « quatorze heures » n’aura jamais de style ; ce sera du plaqué, ou du cuivre creux.

On a admiré d’Annunzio parce qu’il écrit en somme aussi bien en Français qu’en Italien ; cela prouve qu’il n’écrit pas mieux en Italien qu’en Français. Autrefois les bons écoliers faisaient aussi bien des vers latins ; arranger les mots c’est comme un jeu de patience. J’aimais Flaubert autrefois ; mais quand j’ai appris qu’il cherchait quelquefois pendant plusieurs jours l’équilibre d’une phrase et la place d’un mot, je l’ai méprisé. Injustice certainement, car il a sans doute trouvé plus d’un cri naturel ; seulement il faut dire aussi que, si j’en crois sa Correspondance, son cri naturel était plutôt laid. Stendhal ne corrigeait jamais ; les gribouilleurs n’en croient rien ; mais, à mon tour, je ne puis comprendre autre chose que la pure improvisation. « Vous voulez refaire la phrase, dites-vous ; elle ne dit pas bien ce que vous vouliez dire. » Mais qu’en savez-vous ? Selon la pensée normale, c’est une autre idée qui vous vient maintenant par réflexion sur celle-là ; et c’est cette autre idée qu’il faut maintenant exprimer d’un jet ; bref je crois que ce qui est manqué est à détruire, non à corriger. Si vous avez mal sauté, vous ne pouvez utiliser de nouveau la moitié de cet élan ; il faut tout recommencer. La Manière est cherchée ; mais le Style est toujours sans retouches.