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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/159

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 210-211).
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L’illustre Kant, dont les pédants ont tracé un portrait ridicule, a dit de Jean-Jacques Rousseau à peu près ceci : « Quand je lisais, j’étais comme incapable de juger, par l’effet d’une émotion souveraine dont je n’ai jamais été tout à fait le maître, quoique je m’appliquasse à la dompter par des lectures répétées. » Ce jugement est d’un prodigieux constructeur d’idées, dont aucun penseur n’a pu encore prendre la mesure. Ce génie a épelé Jean-Jacques. C’est assez pour faire voir que Jean-Jacques n’a pas été loué comme il fallait.

Il y a eu une haine contre Jean-Jacques, qui a duré plus que lui ; cette haine définit bien l’Académie. Mes maîtres de belles-lettres m’ont prouvé qu’il n’était qu’un rhéteur et un sophiste, qui mourut fou. Tous nos valets de lettres gagnent leur vie à tuer Jean-Jacques ; et nos historiens ne sont pas assurés de leur pain s’ils ne commencent par mépriser le Contrat Social. Cette haine s’explique ; je dirais presque qu’elle est légitime ; Rousseau fut un homme libre.

On écrit pour gagner ; on pense pour gagner, comme on fait un pont. Le premier moutard, dès qu’il sait l’orthographe et le pastiche, se demande comment il pourra plaire. Un livre est toujours une barque, qui porte un César et sa fortune. Cela parait naturel à nos Messieurs de l’Académie ; ils donnent des prix aux meilleurs bateliers.

Par quoi les jeunes, quand ils auraient du génie, arrivent à en faire un petit talent qu’ils recopient ensuite jusqu’à leur mort. Courtisans ; ombres d’hommes. Ils accourent après cela comme au festin d’Ulysse évocateur, avides de sang chaud. Trop tard. L’esclavage d’abord ; le succès ensuite ; après cela la vie libre et les fêtes du cœur, et les villégiatures honnêtement gagnées ; mais ce sont des vies à l’envers. L’ombre d’Achille disait en vain : « J’aimerais mieux être un porcher vivant que l’ombre d’Achille. » Les meilleurs d’entre eux disent sans doute aussi : « J’aimerais mieux être un Jean-Jacques vagabond et persécuté qu’un talent à l’Académie.» Trop tard, vous dis-je. Vous avez écrit avant d’avoir des idées ; c’est une faute qu’on ne rachète point.

Jean-Jacques, aux Charmettes, lisait pour lire, et pensait pour penser ; si docile aux grands hommes, qu’il les copiait lorsqu’il avait peine à les comprendre. Sans but, n’ayant pas l’idée qu’il dût jamais écrire une ligne. Aussi que de temps perdu. Que de rêveries sans forme ; et, dans ses promenades, que de pierres lancées au torrent. On sait comment ses idées lui apparurent, à leur maturité ; comment il se sentit forcé de les écrire, et combien de fois il regretta de l’avoir fait. Nos petits auteurs ne le croient point, quand ils lisent que les libraires louaient les premiers exemplaires de la Nouvelle Héloïse au lieu de les vendre, et en faisaient des fortunes. Ils n’ont même pas l’idée de ce que ce serait que penser gratis. De là un scandale qui dure encore. Diderot calomnie toujours ; et que de Grimms aboyant après la grande ombre ! N’ayez pas peur, l’espèce est morte. Le travail de l’esprit est heureusement divisé et discipliné. Chacun polit une petite pièce, sociologue, moraliste, politique, poète, dramaturge. Chacun dans son coin polit sa petite pièce détachée, qu’il appelle une idée ; et personne n’assemble. Ô discipline, force des armées.