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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/160

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 211-213).
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Hugo n’aimait pas Stendhal ; il lui refusait le style. Je les aime tous les deux, mais j’avoue que Hugo est trop long pour moi presque toujours. Je le lis en courant, et même j’en passe. Je vois trop où il va ; il développe presque toujours une idée commune, mais émouvante, justice, charité, loyauté, courage, fraternité ; il la développe sans l’expliquer ; il n’y ajoute jamais rien ; seulement il nous remue ; il a du mouvement par ses strophes : il va, il va. Il a écrit une pièce où il dit seulement : « J’irai, j’irai, et puis j’irai », sans qu’on sache où ; c’est une des belles. Je le suis comme on suit le régiment ; mais il m’arrive aussi d’aller l’attendre au bel endroit. Peut-être est-il nécessaire de se le faire lire ; car c’est alors que l’imagination s’échappe, sans que le rythme soit brisé ; et, si l’on est plusieurs à écouter, cet accord et ces différences produisent de prodigieux effets. C’est un orateur. Je crois que les poètes retrouveraient leur gloire si, au lieu de se faire imprimer, ils se faisaient réciter. Le rythme mesure le temps ; cela suppose une vitesse réglée, à laquelle l’œil qui lit ne s’astreint pas. Peut-être dans l’avenir vendra-t-on des phonographes chez Lemerre ; les poètes seront invisibles, et parleurs seulement.

L’éloquence avait ses règles, tirées de la nature même des choses ; car, l’auditeur ne revenant jamais en arrière, les répétitions étaient plus utiles, et, en tout cas, moins sensibles ; il fallait aussi que tout fût clair ; car le temps de la réflexion n’est jamais donné ; le discours n’attend personne ; il marque le temps, comme une horloge. Au lieu que l’œil qui lit va et vient, saisit l’ensemble, devine d’abord, analyse ensuite si la chose en vaut la peine ; comme un promeneur jette les yeux autour, mais ne regarde pas tout ; l’œil qui lit ne s’astreint pas à une certaine vitesse, ni à l’ordre du temps. Cet autre genre de lecture doit définir un autre art bien différent de l’éloquence. Et on ne définirait pas mal Stendhal en disant qu’il est tout à fait étranger à l’éloquence. C’est un auteur qu’il faut relire d’instant en instant ; car il ne répète point et ne développe point ; c’est comme un paysage lointain ; plus l’on s’approche et plus l’on découvre ; aussi n’a-t-il point de rythme ; il n’entraîne point ; il ne veut pas entraîner ; cela irait contre son art. Aussi je comprends que Hugo l’orateur n’y ait rien compris. Balzac est entre deux ; c’est encore de l’éloquence, mais pour l’œil. Il faut le relire aussi d’instant en instant ; mais alors il se traduit tout d’un coup par des raccourcis ; long à lire, et parfois diffus, il donne au souvenir des tableaux d’une concision admirable. Pour Stendhal c’est le contraire ; telle description de « la Chartreuse » ou tel épisode fourmille de détails quand j’y pense ; quand je le relis je trouve une demi-page, et souvent deux lignes. Le lecteur n’est pas façonné pour cet art sans éloquence ; il s’est habitué aux prédicateurs ; les redondances sont pour lui des politesses ; et Stendhal lui semblera non pas tant obscur, comme il est, mais plutôt impertinent. Débat entre l’œil et l’oreille.