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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/162

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 214-215).
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Comment dessiner Tolstoï, dans quel trait l’enfermer ? C’est un Univers. C’est l’Univers commun où nous sommes. Ils disent : génie étrange, âme slave. J’aperçois justement le contraire ; toute son œuvre est pour tous, directement et immédiatement pour tous. Ni subtilité ni raffinement ; c’est réellement génial, parce que c’est réellement ordinaire. Les critiques parlent faiblement de l’originalité ; il faut dire que c’est folie, la mettre sous clef, et n’y plus penser.

Tolstoï, tout au contraire, c’est la Raison commune en liberté dans l’Univers, mêlée à l’Univers. Si je dis qu’il est Biblique, ou Évangélique, ou Lyrique, je voudrai dire toujours la même chose, j’entends que ce qu’il dit n’est jamais une revendication ni une petitesse qui vient du dedans de lui. Je dirais presque qu’il s’est délivré tout à fait d’être psychologue.

Nos sentiments intérieurs, comme on les appelle, ne sont jamais grands, même habillés de mensonge ; une fermeté supérieure les suivra toujours jusqu’au diaphragme et jusqu’au sac de bile ; par ce côté nous avons une histoire ; nous naissons, nous vivons, nous mourrons ; et c’est une histoire d’apothicaire. En d’autres mots, pour bien nommer ce qu’on éprouve, il ne suffit pas de le sentir, il faut le penser. Sentiments communs, au sens où l’Univers est commun, voilà la vérité du cœur.

C’est dire que la vérité du cœur ne tient jamais dans le sac de misère ; elle a les mêmes dimensions que le monde. Il faut la dessiner sur le monde, et l’exprimer par l’ordre des choses. Le sentiment commun, ainsi exprimé et éprouvé, c’est la poésie essentiellement. Ceux qui voudront saisir ce que c’est que la grandeur Biblique, devront écrire leurs sentiments avec des lettres prises dans le monde. Comme Hugo, dans Ruth et Booz, l’a exprimé ; le sentiment de Ruth est écrit dans les étoiles, et lisible, en ce haut lieu, pour tous les hommes qui lèveront la tête. Mais Hugo y met trop d’effort.

Tolstoï y va toujours naturellement. Rien dans son diaphragme ; tout au dehors. Ses héros immortels ne sont jamais les apothicaires d’eux-mêmes. Leur sentiment touche le monde en toutes ses parties. Ils ne vous pincent ni ne vous chatouillent. Dès que l’on sent avec eux, tout l’Univers se déploie ; tout est magnifiquement objet. Ce blessé d’Austerlitz, souvenez-vous, ce blessé regarde le ciel bleu entre les nuages. Et cet autre qui fauche avec les faucheurs. Cet autre encore : « Tombe, bonne pluie ; mouille-moi bien ! » Ils ne sentent pas bien ce qu’ils sentent ; mais ils le voient bien. Il faut un Univers pour le dire ; et cela est humain au sens où l’Univers est humain.

Véritable réveil. Car, lorsque l’on dort, on n’est guère que soi ; mais aussi on n’est rien du tout. Et si l’on s’éveille, c’est comme une explosion de l’Univers autour de nous. Il y a une incantation par les choses, soudain déployées en écharpe, et qui délivre le prisonnier de soi. C’est cela que j’appelle le Biblique, ou le Lyrique, faute de meilleurs mots. Pèlerinage en commun dans la Patrie commune. Fraternité et salut pour tous, dans tous les sens à la fois. Telle est la magie de ce magicien.