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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/163

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 215-217).
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Je lisais ces jours-ci encore un article sur Nietzsche. Cela n’est pas rare sur le marché. Comme ce philosophe est obscur et paradoxal, comme il méprise le sens commun et qu’il est mort fou, tout le monde, ou peu s’en faut, l’adopte d’enthousiasme comme grand artiste et esprit supérieur. Vieille habitude. Les hommes ont longtemps adoré les fous, fous furieux ou fous rêveurs, chefs d’armées ou prophètes. Heureusement nous n’en sommes plus là ; mais il reste en chacun de nous une tendresse de cœur et une indulgence d’esprit pour les divagations. Nous voulons que le génie soit échevelé comme la Pythie ; et il ne nous déplaît pas qu’un grand homme soit neurasthénique et jette ses meubles par la fenêtre. Nous n’irions plus dans l’antre de la Sibylle, mais je connais plus d’un homme naïf et bien équilibré qui s’en va demander des leçons de sagesse à des mystiques ou à des convulsionnaires. J’en pourrais citer, de ces bons pères de famille qui forment la jeunesse à méditer sur les crises de Nietzsche ou sur les extases de Sainte Thérèse. Ils fourrent la musique et les musiciens, vous n’en doutez pas, dans cette danse de possédés. Hugo Wolf, musicien sublime, à ce qu’ils disent, a été enfermé plusieurs fois ; cela leur semble tout naturel. L’inspiration est une fureur sacrée. Pauvre Raison, ils t’exilent dans le commerce et l’industrie.

Il faut résister à ces désirs-là. Pour moi le désordre est laid ; la passion est laide ; la fureur est laide. Je ne ferai jamais amitié sans réserve avec un auteur, dès que je sais qu’il est mort fou. Je sais qu’une méditation trop suivie peut conduire à l’idée fixe ; je sais que pour bien penser il est bon de chercher la solitude, et que la solitude est lourde à porter. Pourtant je ne croirai pas aisément que l’exercice de l’intelligence soit contraire à la santé. Auguste Comte, qui s’entendait aux sciences, avait des accès. Pascal aussi probablement, quoique, quand la folie s’habille en religion, elle prenne tout de suite un air plus décent. Cela prouve qu’un homme très intelligent peut avoir une fêlure ; cela ne prouve pas du tout que ce soient les éclairs de l’intelligence qui leur brûlent les yeux. La cause de leur folie est sans doute ailleurs, dans quelque infiltration de purin, si j’ose dire, qui entretenait en eux quelque colère, ou quelque orgueil, ou quelque terreur, ou quelque vision. Je croirais même assez que ces malheureux ont pensé désespérément, pensé de toutes leurs forces, avec plus de méthode et plus de suite qu’aucun autre, justement parce que, se sentant entraînés par l’animal, ils s’accrochaient à l’humanité et au sens commun. En somme j’imagine que s’ils n’avaient pas si bien pensé, ils auraient été fous bien plus tôt, comme il peut arriver au premier crétin venu.

La pensée est équilibre et sérénité. Le vrai est raisonnable. Le beau est raisonnable. Les passions, la colère, la fureur, peuvent pousser un homme vers la gloire ; elles ne peuvent point la lui donner. Si un homme nourrit en lui-même la manie des grandeurs, s’il se montre, s’il se pousse, s’il porte aux éditeurs tout ce qui tombe de sa plume, s’il traîne ses vers ou sa musique de salon en salon, j’avoue que ce grain de folie lui donne vingt ans d’avance pour le moins sur le sage disciple de Platon ou de Gœthe ; mais s’il n’a pas une parure de bon sens avec cela, si sa folie ne sait pas s’habiller en raison, et danser selon la mesure, on se moquera de lui. Suivez les plus hauts élans de Platon, de Gœthe, de Victor Hugo, suivez seulement Nietzsche quand il imite Platon, toujours vous respirerez comme un air plus pur ; l’admiration descendra en vous comme une joie, et il vous faudra enfin sourire. La musique apaise aussi, même quand elle tire des larmes. Le génie est toujours joie, santé, équilibre, vie, pour tout dire d’un mot. Le beau et le vrai, en toutes choses, ce sont des lueurs de bon sens.