Aller au contenu

Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/168

La bibliothèque libre.
Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 222-223).
◄  CLXVII.
CLXIX.  ►
CLXVIII

L’Inconnaissable, dit Barrès. D’autres disent le Mystère. Voilà ce que représenterait l’église du village. Chanson trop connue ; ce n’est pas tout à fait cela. L’Inconnaissable a un temple dans la nature des choses ; c’est sous le ciel et loin des hommes qu’il y faut penser. C’est sur le rivage de la mer, au bord du torrent, ou en vue des montagnes neigeuses qu’il faut saisir la Nécessité. Et encore est-elle mal nommée Inconnaissable, car nous la connaissons assez bien ; ce qui serait inconnaissable, c’est le dessein que l’on voudrait chercher dans ces choses qui s’engrènent et se poussent et se retiennent les unes les autres ; mais mieux on les comprend, moins on y cherche une fin et une volonté ; c’est ainsi. Ce sont les jeux de l’imagination qui nous ramènent à une ambiguïté impossible ; c’est ainsi ; cela ne pouvait être autrement ; il n’y a de mauvais vouloir ni dans les eaux, ni dans les terres, ni dans le vent ; ni mauvais vouloir ni aucun vouloir. Ni justice ni injustice dans les choses. Et celui qui n’a pas réglé ses jugements sur ce spectacle de la Nécessité est encore éloigné de la haute culture.

L’église de village enseigne tout à fait autre chose, qui n’est point inconnaissable, mais qui est parfaitement connaissable au contraire, c’est la justice. La Nécessité joue ses drames aussi dans la cité des hommes. Il y a les passions ; il y a l’inégalité ; il y a la guerre. Mais les hommes ont une autre vie ; ils savent que cela ne devrait pas être. Quand celui qui a raison est vaincu, il a raison tout de même ; quand un homme méprisable se trouve fort et riche, il est méprisable tout de même ; et si j’ai fait une bassesse qui m’a mieux servi que vingt ans de probité et de dignité, c’est une bassesse tout de même. Ainsi le fait ne décide pas de tout. Il y a un ordre de l’esprit, selon lequel le juste triomphe, sans gardes ni hallebardes. Cela n’est pas mysténeux, mais très clair au contraire. C’est pour y penser tous ensemble et pour le dire tous ensemble que les hommes vinrent aux églises. Non pas en plein air, où l’on sent trop les forces, mais dans l’œuvre humaine, dans la force humaine représentée avec son vrai visage humain, qui est symétrie, rosace et équilibre. Et dans un lieu sonore, qui grossissait les paroles.

Comment les marchands s’y établirent, et y vendirent de la résignation, c’est assez connu. Et il peut bien arriver que quelque poète triste y vienne pour désespérer. En quoi il lit mal dans ce livre de pierre, qui signifie clairement vie commune et volonté commune, contre toutes les forces du monde. À prendre ainsi les choses on comprend bien qu’un esprit élégant, qui accepte si bien l’injustice, ait tourné prudemment autour de son sermon sans y entrer.