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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/169

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 224-225).
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On finira par comprendre ce que c’est que la Foi, et cela terminera les querelles théologiques. Ce sont les travaux de l’illustre Kant qui éclairent la route ; mais ses œuvres effraient le lecteur, non sans raison. Et ceux qui le lisent, par métier ou par vocation, songent plutôt à le réfuter qu’à le comprendre, afin de se payer de leur peine par quelque petite victoire.

Selon mon opinion, son idée maîtresse est celle-ci. Il y a deux ordres de choses, celles qui sont, et celles qui seront parce qu’on les voudra. Le symbole des choses qui sont, c’est le ciel étoilé au-dessus de nos têtes ; et l’on ne peut inventer ce qui est ; il faut le constater ; il faut s’incliner au lieu de vouloir ; discuter contre soi, au lieu de discuter contre le vaste monde. Par exemple, ne pas discuter puérilement sur la réalité des choses extérieures ; car il n’y a point d’autre réel que celui-là. S’y installer ; bien le décrire et mesurer ; se servir des idées pour ordonner l’expérience, et non pour la remplacer. Ne pas chercher si Dieu est, ce qui revient à se demander si le monde est bon ou mauvais ; il n’est ni bon ni mauvais ; il existe. Donc, ici, ne pas croire, mais savoir. Contempler la nécessité, sans espérance ni désespérance, sans petit ni gros mensonge, voilà la Sagesse Théorique. Ceux qui disent qu’il y a la Justice sont des menteurs, ou, plus souvent encore, des esprits faibles qui essaient de croire, alors qu’il s’agit seulement de connaître.

La justice n’existe point ; la justice appartient à l’ordre des choses qu’il faut faire justement parce qu’elles ne sont point. La justice sera si on la fait, si l’homme la fait. Voilà le problème humain.

N’allez pas ajuster ici votre microscope ou votre télescope. Vous ne découvrirez pas la justice ; elle n’est pas ; elle sera si vous la voulez. À quoi l’homme qui ne sait que constater et contempler répond : « Je la voudrais bien ; mais comment pourra-t-elle être jamais si elle n’est pas déjà ? Ce monde ne fait paraître que ce qu’il contenait ; c’est pourquoi je cherche la justice, au lieu de la vouloir. » Mais c’est brouiller les ordres. Je ne sais pas si la justice sera, car ce qui n’est pas encore n’est pas objet de savoir ; mais je dois la vouloir, c’est mon métier d’homme. Et comment vouloir sans croire ? Ce serait faire semblant de vouloir, en se disant tout au fond : « mon vouloir n’y changera rien ». Parbleu, si c’est ainsi que vous voulez, vous aurez gagné, la justice ne sera pas. Je dois croire qu’elle sera. Voilà l’objet de la religion, dégagé enfin de toutes les nuées théologiques.

On voit que les hommes ne se sont pas trompés tout à fait lorsqu’ils ont affirmé qu’il faut croire, et que c’est le plus haut devoir humain. Seulement ils se sont appliqués à croire à quelque chose qui est, au lieu que l’objet propre de la foi, c’est ce qui n’est pas, mais qui devrait être, et qui sera par la volonté. En sorte que croire, c’est finalement croire en sa propre volonté. Ce qu’Auguste Comte exprimait aussi à sa manière, lorsqu’il disait qu’il n’y a qu’un Dieu, l’Humanité, et qu’une Providence, la volonté raisonnable des hommes. Barres ne trouvera point la vraie parole au sujet des églises, parce qu’il ne croit point.