Aller au contenu

Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/171

La bibliothèque libre.
Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 226-228).
◄  CLXX.
CLXXII.  ►
CLXXI

J’ai entendu ces jours-ci une conférence d’un missionnaire Mormon. Tout arrive. Et je puis donc vous annoncer qu’ils vont refaire chez nous ce qu’ils ont déjà essayé il y a cinquante ou soixante ans. Comme du reste ils ont renoncé à la polygamie, leur religion ne fera pas scandale. Et vous allez juger si cette religion ne ressemble pas à n’importe quelle religion.

D’abord une morale selon le sens commun, et très acceptable. Fraternité et égalité dans l’église. Charité active dans l’église et hors de l’église. Lutte contre la misère et contre les passions. Prière en commun. Action morale en commun, sous l’idée d’une Église aimée de tous, bien organisée, bien cimentée par la fidélité de ses membres. Résultats, peu de paresseux, très peu d’alcooliques, très peu de criminels, et une prospérité matérielle remarquable. Avec cela l’instruction pour tous. Et enfin, comme fruits de choix, trois missionnaires qui viennent en France à leurs frais, dans l’intention de faire connaître leur doctrine et de sauver des âmes. Quand on entend ces nobles discours, on voudrait bien être Mormon ; mais on se dit en même temps qu’il y a heureusement beaucoup de Mormons partout, et bien plus qu’on ne croit, car les associations pour aider, pour instruire, pour purifier, pour sauver les pauvres gens, ne manquent pas chez nous. Et l’on demande : « En quoi donc votre religion est-elle une religion ? »

Hélas, la réponse ne se fit pas attendre. Nous n’avions entendu que la morale ; il restait le dogme. Et voici en gros ce que c’est. Un Mormon croit en Dieu, naturellement ; et cela n’effraie personne ; car on peut bien appeler Dieu la Justice que nous voulons, la Tempérance que nous voulons, la Sagesse que nous voulons. Mais ils ne s’en tiennent pas là. Un Mormon croit que Dieu s’est révélé au Fondateur, un nommé Smith je crois. Et ce Smith a vu Dieu et le Christ « comme je vous vois ». Et ce Dieu lui a ordonné de chercher dans la terre, en un lieu dit, des plaques d’or où était tracée l’histoire des aborigènes d’Amérique. Et ce Smith trouva ces plaques d’or, et lut cette histoire, ce qui prouve clair comme le jour que le Dieu qu’il avait vu était bien le vrai Dieu. Ici, l’auditoire français commence à rire. Mais il y a des preuves de tout cela ; les plaques d’or ont été vues par des gens simples, qui en ont témoigné ; et même plusieurs d’entre eux étaient brouillés avec le Fondateur, et ils ont témoigné tout de même, témoignage d’or pur aussi, comme tout homme de bon sens le reconnaîtra. Et voilà donc pourquoi la Justice est bonne et désirable, la Sagesse bonne et désirable, le Courage bon et désirable, la Tempérance bonne et désirable ! En vérité, je n’ai pas attendu ces plaques d’or pour le savoir, ni le témoignage du Fondateur, ni le témoignage de l’ennemi du Fondateur.

Quelle confusion d’idées ! Quel singulier mélange dans les religions ! Quelle juxtaposition de maximes louables et de contes à faire rire les enfants ! Et toujours les vérités les plus évidentes, et qui se tiennent debout par leurs propres forces, sont fondées sur des affirmations d’ordre historique ou plutôt anecdotique, invraisemblables et invérifiables. On peut dire alors que si la conclusion tient, c’est bien malgré les preuves.