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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/172

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 228-229).
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Je connais trois pamphlets contre la religion révélée. Le plus ancien, c’est un dialogue de Platon qui a pour titre « Euthyphron » ; puis le traité Théologico-Politique de Spinoza ; et enfin la Lettre à l’archevêque de Paris, de Jean-Jacques Rousseau. Ces trois auteurs sont religieux chacun à leur manière, mais s’entendent fort bien pour frapper les religions au bon endroit. Et voici l’argument.

Chaque homme trouve en lui-même une puissance de connaître que l’on appelle Jugement, Bon Sens, Raison, ou comme on voudra. Or, s’il y a quelque chose de divin au monde, comment peut-on croire qu’il se manifestera ici plutôt que là, par livres et prodiges, au lieu d’apparaître comme une notion évidente dans la conscience de chacun ? Cela n’est pas vraisemblable. Quoi ? Un homme qui n’a pas lu les livres saints, et qui a réfléchi noblement pendant une longue vie, en saurait moins qu’un sous-diacre qui a épelé péniblement l’Écriture ? Dieu se manifesterait à ceux qui lisent plutôt qu’à ceux qui pensent ? Comment croire une chose pareille, si l’on admet l’existence d’un Dieu juste ?

Mais bien plus. La thèse de la révélation par le livre ou le miracle n’est pas seulement invraisemblable ; elle est absurde. Qu’est-ce qu’un livre ? C’est du noir sur du blanc. Qu’est-ce qu’un miracle ? Ce n’est qu’un rêve comme tous les rêves. Il faut lire le livre et lire le miracle, j’entends comprendre ce que cela signifie. Et comment le comprendre, sinon par le jugement naturel, ou, comme on dit encore, par la lumière intérieure ? De sorte que c’est toujours par la raison que chacun connaîtra Dieu, s’il le connaît.

Là-dessus le curé argumente. Il y a, dit-il, des esprits corrompus, qui n’arriveront pas à comprendre le Livre, ni le Miracle, si quelque Inspiré ou Prophète ne le leur explique. Bon. Mais comment l’Inspiré ou le Prophète a-t-il lui-même compris, sinon par lumière naturelle ? Et comment saurai-je, moi qui l’écoute, si c’est réellement un inspiré ou un prophète, si ce n’est par mes lumières naturelles ? Et enfin, les paroles de l’inspiré ne sont toujours que des sons, dont je ne découvrirai le sens qu’en moi-même, si je le découvre. « Pourquoi, dit Jean-Jacques, pourquoi tant d’hommes entre Dieu et moi ? »

De toute façon, c’est toujours la conscience individuelle qui sera juge de la religion. C’est toujours par ma raison que je saurai si ce que l’on me raconte est juste et vraiment divin. Et Socrate, dans Platon, posait bien la question comme il faut la poser aujourd’hui : « Le juste est-il juste parce que les dieux le veulent, ou n’est-ce point plutôt parce que le juste nous apparaît comme juste que nous disons que les dieux l’ordonnent ? » Tout l’esprit laïque tient dans cette naïve question.

Et Spinoza de même, quand il fait voir qu’une apparition doit montrer ses titres, et prouver d’abord qu’elle est divine. Et comment le prouvera-t-elle ? Non pas en disant : « Je suis Dieu ». Même un phonographe peut dire cela. Mais en disant des paroles qui expriment une sagesse divine. Et comment en juger, sinon par sagesse humaine ? De sorte qu’on ne gagne rien à chercher la Sagesse dans les oracles, ou dans le vol des oiseaux, ou dans les voix célestes. C’est toujours en soi-même que chacun la trouvera, si on peut la trouver. C’est là le point. Vous donc qui auriez le goût d’aller argumenter contre quelque Silloniste, ou autre Papiste de bonne foi, ayez dans votre poche un des trois livres dont j’ai parlé, afin de ne pas vous laisser entraîner hors de la question.