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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/176

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 233-235).
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On veut opposer la Tradition à la Libre-Pensée, mais je ne suis point touché par ce conflit, qui me paraît purement imaginaire. Pour moi la Libre-Pensée est traditionaliste. Remarquez que nos religions sont bien jeunes, si on les compare à la Géométrie, à l’Astronomie et à ces belles hypothèses des atomes dansants et tourbillonnants, premier modèle de toutes nos conceptions durables concernant la matière. De même la morale laïque forme déjà un édifice complet si l’on réunit Aristote et Platon. Il est impossible de ne pas remarquer que l’histoire d’une religion quelconque est toujours l’histoire d’une décadence après un beau commencement, comme si ces grands corps manquaient d’âme. Au contraire une pensée libre vole par dessus les siècles, continuellement fortifiée, toujours plus brillante lorsqu’elle a touché la terre. Le chrétien se moque du païen ; mais il n’est pas possible de lire dans Platon l’Apologie de Socrate, qui est le discours de Socrate aux juges, sans y reconnaître le modèle parfait de la religion humaine.

Les religions se nient les unes les autres. Il n’y a que le Libre-Penseur qui les comprenne toutes, qui les réhabilite toutes. Par exemple, dans les naïves superstitions des sauvages les plus grossiers, il faut savoir reconnaître un effort pour expliquer les songes, la vérité des songes, et en même temps une première esquisse du Culte des morts, que l’avenir humain devait seulement perfectionner et purifier. Pareillement la vraie signification du Christianisme échappe presque nécessairement au prêtre, qui s’attache à ce qui est accessoire et arbitraire, au lieu d’y découvrir la Revendication Morale contre les forces. Mais aussi la Libre-Pensée est seule en mesure de comprendre toutes les aberrations qui résultent, soit de la structure du corps humain et des jeux de l’imagination, qui rendent compte des rêves, des présages et des superstitions, soit de la contagion irrésistible des émotions parmi les hommes réunis et déjà disposés, par la puissance des vérités communes, aux prestiges de l’effusion, de l’adoration, de l’enthousiasme. Ainsi le libre-penseur est le seul qui nourrisse son esprit de tout le passé humain.

C’est pourquoi les études classiques délivrent l’esprit. Penser tout seul, cela est le propre du fou ; penser en compagnie, c’est la méthode de l’illuminé. Il faut penser avec les Maîtres ; c’est par là que l’on peut concentrer en soi toute la force humaine, au lieu de la disperser en inventions arbitraires. Ceux qui n’ont pas assez lu la Bible de l’Humanité, même parmi les savants, montrent presque tous une instabilité et légèreté d’esprit inquiétante, même dans leurs études spéciales. D’où ils tombent aisément à un plat empirisme, joint à un scepticisme sans portée. À quoi ils trouvent pourtant un remède dans la pratique des sciences, car l’ordre des choses leur sert de soutien. Mais ceux qui, sans autre culture, abandonnent la pratique des sciences, sont bientôt des âmes légères à tous les vents, et à la merci du premier miracle. Bref, ne cherchant point l’Humanité dans le passé, ils la trouvent enfin dans le présent, et trop mêlée d’animalité ; les voilà soudainement patriotes sans condition, religieux sans critique, soumis, conservateurs enfin, parce que leur esprit n’a point d’ancêtres.