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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/177

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 235-236).
CLXXVII

Le culte des morts est une belle coutume, et la fête des morts est placée comme il faut, au moment où il devient visible, par des signes assez clairs, que le soleil nous abandonne. Ces fleurs séchées, ces feuilles jaunes et rouges sur lesquelles on marche, les nuits longues, et les jours paresseux qui semblent des soirs, tout cela fait penser à la fatigue, au repos, au sommeil, au passé. La fin d’une année est comme la fin d’une journée et comme la fin d’une vie. Comme l’avenir n’offre alors que nuit et sommeil, naturellement la pensée revient sur ce qui a été fait, et devient historienne. Il y a ainsi harmonie entre les coutumes, le temps qu’il fait, et le cours de nos pensées. Aussi plus d’un homme, en cette saison, va évoquer les ombres et leur parler.

Mais comment les évoquer ? Comment leur plaire ? Ulysse leur donnait à manger ; nous leur portons des fleurs ; mais toutes les offrandes ne sont que pour tourner nos pensées vers eux, et mettre la conversation en train. Il est assez clair que c’est la pensée des morts que l’on veut évoquer, et non leurs corps ; et il est clair aussi que c’est en nous-mêmes que leur pensée dort. Cela n’empêche point que les fêtes, les couronnes et les tombes fleuries aient un sens. Comme nous ne pensons pas comme nous voulons, et que le cours de nos idées dépend principalement de ce que nous voyons, entendons et touchons, il est très raisonnable de se donner certains spectacles, afin de se donner en même temps les rêveries qui y sont comme attachées. Voilà en quoi les rites religieux ont une valeur. Mais ils ne sont que moyen ; ils ne sont pas fin ; il ne faut donc pas aller faire visite aux morts comme d’autres entendent la messe ou disent leur chapelet.

Les morts ne sont pas morts, c’est assez clair, puisque nous vivons. Les morts pensent, et parlent, et agissent ; ils peuvent conseiller, vouloir, approuver, blâmer ; tout cela est vrai, mais il faut l’entendre. Tout cela est en nous ; tout cela est bien vivant en nous.

Alors, direz-vous, nous ne pouvons oublier les morts, et il est inutile de vouloir penser à eux ; penser à soi, c’est penser à eux. Oui ; mais il est assez ordinaire que l’on ne pense guère à soi, vraiment à soi, sérieusement à soi. Quel est donc l’ami de la Justice qui pense continuellement à la Justice qu’il veut ? Aussi cela est plein de sens de se demander ce que les morts veulent. Et regardez bien, écoutez bien, les morts veulent vivre, ils veulent vivre en vous, ils veulent que votre vie développe richement ce qu’ils ont voulu. Ainsi les tombeaux nous renvoient à la vie. Ainsi notre pensée bondit joyeusement par-dessus le prochain hiver, jusqu’au prochain printemps et jusqu’aux premières feuilles. J’ai regardé une tige de lilas, dont les feuilles allaient tomber, et j’y ai vu des bourgeons.