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Les Puritains d’Amérique/Chapitre XXIX

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 338-348).

CHAPITRE XXIX.


Attendez un peu, voilà quelque autre chose encore.
ShakspeareLe Marchand de Venise.



Nous changeons le lieu de la scène. Le lecteur voudra bien se transporter de la vallée de Wish-ton-Wish au milieu d’un bois sombre.

Peut-être de tels lieux ont été trop souvent décrits pour que de nouveaux détails soient bien nécessaires. Cependant, comme ces pages tomberont peut-être entre les mains de personnes qui n’ont jamais quitté les anciens États de l’Union, nous nous croyons obligés de leur donner une description du théâtre où nous venons de transporter l’action.

Quoiqu’il soit certain que la nature animée, comme celle qui ne l’est pas, ait ses périodes, l’existence des arbres n’a point de limites fixées et communes à toutes les espèces. Le chêne, l’orme, le tilleul, le sycomore, qui croît si vite, l’immense pin, ont leurs lois particulières pour leur croissance, leur grandeur et leur durée. Grâce à cette sagesse de la nature, le désert, au milieu de tant de changements successifs, se maintient toujours à un point qui approche de la perfection, puisque la croissance des arbres se fait trop graduellement pour en altérer l’apparence.

Les forêts d’Amérique offrent au plus haut degré la majesté du calme. Comme la nature ne viole jamais ses propres lois, la terre produit les plantes qui conviennent le mieux au sol, et l’œil est rarement attristé par une végétation appauvrie. Il semble qu’il existe là une émulation parmi les arbres, qu’on ne trouve pas dans les autres arbres de différentes familles qui végètent paisiblement dans la solitude des champs. Chacun d’eux s’élance vers la lumière ; il en résulte une égalité de grandeur et de formes qui n’appartient pas précisément à leur caractère distinctif. On peut imaginer l’effet qu’ils produisent. Les arches voûtées qui sont au-dessous de leurs cimes sont remplies de milliers de colonnes hautes et droites qui soutiennent un dais immense de feuilles que l’air agite doucement ; une douce mélancolie, un silence imposant règnent au sein de ces forêts, et une atmosphère particulière semble reposer sur ces nuages de feuillage.

Tandis que la lumière se joue sur la surface changeante de la cime des arbres, une nuance sombre et peu variée colore la terre. Des troncs morts tapissés de mousse, des masses couvertes de substances végétales décomposées, tombeaux d’antiques générations d’arbres ; des cavités creusées par la chute de quelque tronc déraciné ; le sombre fungus qui croît sur les racines découvertes de l’arbre mourant, quelques plantes élancées et délicates qui cherchent l’ombrage, sont les images qui se rencontrent à chaque pas dans l’intérieur des forêts. L’air y est tempéré, et dans l’été on y trouve une fraîcheur délicieuse qui égale celle des voûtes souterraines, sans avoir leur humidité glaciale. Au milieu de ces sombres solitudes, on entend rarement le pas des hommes ; la course d’un daim bondissant est presque la seule interruption qui frappe l’oreille, tandis qu’on rencontre à de longs intervalles l’ours pesant et la panthère agile accroupis sur les branches de quelque arbre vénérable. À certaines époques, des troupes de loups affamés suivent le daim à la piste ; mais ce sont plutôt des exceptions à la tranquillité du lieu, que des accessoires qui puissent être introduits dans le tableau. Les oiseaux mêmes sont muets en général, ou lorsqu’ils rompent le silence, c’est par des sons discordants, convenables au caractère de leur sauvage demeure.

Deux hommes traversaient la forêt que nous venons de décrire, le lendemain du jour du combat. Ils marchaient, comme d’usage, l’un après l’autre ; le plus jeune et le plus actif montrait le chemin avec autant de justesse et aussi peu d’hésitation que le marin dirige sa course sur les vastes mers à l’aide de l’aiguille aimantée. Le plus jeune était leste, élancé ; il ne semblait ressentir aucune fatigue ; le second était un homme pesant, sa marche dévoilait peu d’habitude de la forêt, et les forces commençaient à lui manquer.

— Ton œil, Narragansett, est une boussole qui ne peut se tromper, et tes jambes un coursier qui ne se fatigue jamais, dit le plus âgé, en appuyant la crosse de son fusil sur un tronc d’arbre, et s’en servant comme de soutien. Si tu marches sur le sentier de la guerre avec la même vivacité que tu emploies dans notre message de paix, les colons ont raison de craindre ton inimitié.

Le plus jeune répondit, en montrant les objets à mesure qu’il les nommait :

— Mon père est un sycomore âgé ; il s’appuie contre le jeune chêne. Conanchet est un pin droit et élevé. Il y a bien de la finesse dans des cheveux gris, ajouta le chef, s’avançant légèrement pour appuyer un de ses doigts sur le bras de Soumission ; peuvent-ils dire le temps où nous serons couchés sous la mousse comme une branche de ciguë desséchée ?

— Cela surpasse la sagesse de l’homme. C’est assez, sachem, lorsque nous tombons, de pouvoir dire avec vérité que la terre que nous foulions n’en sera pas plus pauvre. Tes os reposeront dans la terre sur laquelle vivent tes pères ; mais les miens peuvent blanchir sous la voûte de quelque sombre forêt.

La tranquillité du visage de l’Indien sembla troublée. Les pupilles de ses yeux noirs se contractèrent, ses narines se dilatèrent, et sa poitrine laissa échapper un soupir ; puis tout rentra dans le repos, semblable à l’immense Océan lorsqu’il cherche en vain à soulever ses eaux pendant le calme.

— Le feu a effacé de la terre les traces des moccasins de mon père, dit le jeune chef avec un sourire doux, mais amer ; et mes yeux ne peuvent pas les voir. Je mourrai sous cet abri, ajouta-t-il en montrant à travers une ouverture dans le feuillage la voûte azurée ; les feuilles tombantes couvriront mes os.

— Alors le Seigneur nous a donné un nouveau lien d’amitié. Il existe un if et un paisible cimetière dans une contrée lointaine, où des générations de ma race dorment dans leurs tombeaux. Ce lieu est blanchi par les pierres qui portent le nom de…

Soumission cessa tout à coup de parler, et lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur son compagnon, il s’aperçut que le curieux intérêt du sachem se changeait subitement en une froide réserve. Ce fut avec une excessive courtoisie que Conanchet changea ainsi le sujet de la conversation :

— Il y a de l’eau au-delà de cette petite montagne, dit-il ; que mon père boive, afin de devenir plus fort, et qu’il puisse vivre pour reposer dans le défrichement.

Le vieillard fit un signe d’assentiment, et ils se dirigèrent en silence vers la source. On pourrait présumer, par la longueur du temps qui s’écoula pendant ce repas, que les voyageurs venaient de loin. Le Narragansett mangea moins que son compagnon, car il paraissait accablé d’un chagrin bien plus pénible à supporter que la fatigue du corps. Cependant son extérieur était calme ; pendant ce repas silencieux, il conservait l’air digne d’un guerrier, et il eût été difficile de deviner les souffrances de son cœur. Lorsque leur faim fut apaisée, ils se levèrent l’un et l’autre, et continuèrent leur route à travers le sentier de la forêt. Pendant une heure, les deux voyageurs marchèrent avec vitesse, et leur course ne fut interrompue par aucune observation, par aucune pause. Alors le pas de Conanchet commença à se ralentir ; et ses yeux, au lieu de conserver une direction fixe, errèrent avec quelque apparence d’indécision.

— Tu as perdu les signes secrets qui te guidaient à travers le bois, dit le vieillard ; les arbres se ressemblent, et je ne vois aucune différence dans les productions de cette nature sauvage. Si tu te trouves réellement en défaut, nous pouvons désespérer de notre projet.

— Voilà le nid de l’aigle, répondit Conanchet montrant l’objet qu’il nommait, perché sur le sommet blanchi d’un pin mort, et mon père peut voir ce chêne qui est l’arbre du conseil ; mais il n’y a pas de Wampanoags !

— Il y a bien des aigles dans cette forêt, et ce chêne a sans doute bien des semblables. Ton œil a été trompé, sachem, et quelque fausse trace nous a égarés.

Conanchet regarda attentivement son compagnon, et répondit ensuite avec calme :

— Mon père s’est-il jamais trompé de chemin en allant de son wigwam au lieu où il contemple la maison de son Grand-Esprit ?

— Ce sentier est bien différent, Narragansett ; mon pied a usé le roc par ses pas fréquents, et la distance était bien courte. Mais nous avons voyagé pendant des lieues dans cette forêt, nous avons traversé des ruisseaux et des montagnes, des fougères et des marais, où il était impossible à l’œil humain de découvrir le plus petit signe de la présence de l’homme.

— Mon père est âgé, dit l’Indien avec respect, son œil n’est pas aussi vif que lorsqu’il prit la chevelure d’un grand chef, ou bien il verrait l’empreinte du moccasin : vois, ajouta-t-il en faisant observer à son compagnon la marque d’un pied humain que les feuilles qui le couvraient à moitié rendaient à peine visible, son roc est usé ! mais il est plus dur que la terre ; il ne peut pas dire par ces empreintes qui passa, et à quelle époque on passa.

— Voilà, en effet, l’image imparfaite du pied d’un homme, mais il est seul, et cette empreinte peut avoir été produite par le vent.

— Que mon père regarde de tous côtés, il verra qu’une tribu entière a passé ici.

— Cela peut être vrai, quoique ma vue ne puisse découvrir ce que tu me montres ; mais si une tribu a passé, continuons notre chemin.

Conanchet secoua la tête, et avança les doigts de ses deux mains de manière à former un cercle.

— Écoute, dit-il en reculant, tandis qu’il répondait par un geste significatif ; un moccasin arrive !

Soumission, qui avait si souvent et si récemment porté les armes contre les sauvages, chercha involontairement la platine de sa carabine. Son mouvement et son regard étaient menaçants, quoique son œil ne pût distinguer aucun objet capable d’exciter ses alarmes.

Il n’en était pas ainsi de Conanchet ; ses yeux, plus vifs et plus exercés, distinguèrent bientôt l’approche d’un guerrier caché accidentellement par les troncs d’arbre ; le bruit des feuilles avait trahi sa marche.

Croisant ses bras sur sa poitrine nue, le chef narragansett attendit l’arrivée de l’Indien dans une attitude pleine de calme et de dignité. Il ne prononça pas une parole et ne changea pas d’expression jusqu’au moment où le nouvel arrivant posa une main sur son bras, et dit avec respect et amitié :

— Le jeune sachem est venu chercher son frère.

— Wampanoag, j’ai suivi la trace afin que vos oreilles puissent écouter les paroles d’un visage pâle.

Cet Indien était Metacom lui-même ; il arrêta un regard fier et hautain sur le vieillard, et, reprenant bientôt sa tranquillité, il se tourna vers le jeune sachem, et lui dit :

— Conanchet a-t-il compté ses jeunes gens depuis qu’ils ont fait entendre le cri de guerre ? J’en ai vu beaucoup se rendre sur le champ de bataille qui ne sont jamais revenus. Que l’homme blanc meure !

Ces paroles furent prononcées dans le langage des aborigènes.

— Wampanoag, répondit Conanchet, il est conduit par le wampum d’un sachem. Je n’ai point encore compté mes jeunes gens ; mais je sais qu’ils sont assez forts pour dire que ce que leur chef a promis sera exécuté.

— Si le Yengeese est un ami de mon frère, il est le bien-venu. Le Wigwam de Metacom est ouvert ; qu’il entre.

Philippe fit signe de le suivre, et montra le chemin de sa demeure. Le lieu qu’il avait choisi pour un camp temporaire était convenable à ses desseins : il y avait un buisson épais sur l’un des côtés, et les derrières étaient abrités et protégés par un roc escarpé ; un large ruisseau dont l’eau se précipitait sur des fragments de rochers que le temps avait abattus, défendait l’entrée du camp, et, vers le soleil couchant, les tempêtes avaient ouvert une clairière à travers la forêt. Quelques huttes de broussailles étaient appuyées contre la base de la montagne et servaient d’abri aux sauvages. La troupe entière ne se composait pas de plus de vingt personnes ; car, comme nous l’avons déjà dit, les Wampanoags n’avaient paru que comme auxiliaires dans la batailles avait eu lieu.

Metacom et ses hôtes s’assirent sur un quartier de rocher dont la base était baignée par le rapide courant ; quelques Indiens, à l’œil sombre et farouche, surveillaient cette conférences quelques pas en arrière.

— Mon frère a suivi ma trace afin que mes oreilles puissent écouter les paroles d’un Yengeese, dit Philippe après avoir laissé écouler assez de temps pour ne point être taxé de curiosité ; qu’il parle.

— Je suis venu seul dans la gueule du lion, chef de sauvages, turbulent et endurci, répondit le téméraire exilé, afin que vous puissiez entendre des paroles de paix. Pourquoi le fils s’est-il conduit avec les Anglais d’une manière si différente de son père ? Massassoit[1] était l’ami des pèlerins persécutés qui ont cherché le repos et un refuge dans ce Béthel des fidèles, mais tu as endurci ton cœur à leurs prières, et tu cherches le sang de ceux qui ne t’ont fait aucun tort. Sans doute tu es d’une nature fière et vaine comme tous ceux de ta race, et tu as cru utile à la gloire de ton nom et de ta nation de combattre des hommes d’une autre origine ; mais apprends qu’il y a un Être qui est maître de tout sur la terre ; et c’est le roi du ciel ! C’est sa volonté que le doux parfum de la prière s’élève au milieu du désert. Sa volonté est une loi, et c’est en vain qu’on veut y résister. Écoute donc de paisibles conseils : que la terre soit partagée avec justice pour les besoins de tous, et que le pays soit préparé pour recevoir l’encens de l’autel.

Cette exhortation fut prononcée d’une voix haute et solennelle, et avec une exaltation qui était sans doute augmentée par les méditations du vieillard dans sa solitude, et les scènes terribles dont il avait été si récemment un des acteurs. Philippe écoutait avec la politesse d’un prince indien. Quelque inintelligible que fût pour lui le discours de l’orateur, son maintien ne trahit aucune impatience ; on ne vit point sur ses lèvres de sourire moqueur. Au contraire, une gravité noble régnait sur ses traits ; et, bien qu’ignorant ce que le vieillard voulait dire, son œil attentif et sa tête courbée indiquaient son désir de comprendre.

— Mon pâle ami a parlé très sagement, dit-il, mais il ne voit pas clairement dans les forêts, il est assis trop dans l’ombre. Son œil voit mieux dans un défrichement. Metacom n’est point une bête féroce, ses griffes sont usées, ses pieds sont las à force de voyager ; il ne peut pas sauter loin. Mon pâle ami veut partager la terre. Pourquoi demander au Grand-Esprit de faire deux fois son ouvrage ? Il donna aux Wampanoags leurs terres de chasse et leurs places sur le lac salé afin qu’ils pussent pêcher des poissons, et il n’oublia pas ses enfants les Narragansetts ; il les mit au milieu des eaux, parce qu’il vit qu’ils pouvaient nager. A-t-il oublié les Yengeeses, ou les a-t-ils placés dans un marais dans lequel ils seraient changés en grenouilles et en lézards ?

— Païen, ma voix ne niera jamais les bontés de mon Dieu : sa main avait placé mes pères dans une terre fertile, riche dans les choses de ce monde, et heureuse dans sa position ; elle est imprenable, car la mer lui sert de ceinture : heureux ceux qui ne trouvent point de scrupule à demeurer dans ses limites !

Une gourde vide était posée sur le roc à côté de Metacom. Le chef se pencha au-dessus du torrent, la remplit d’eau jusqu’au bord, et la tint devant les yeux de ses compagnons.

— Vois, dit-il en montrant la surface unie de l’eau ; le Grand-Esprit a dit : « Elle en contiendra autant, et pas davantage. » Maintenant, ajouta-t-il en remplissant d’eau le creux de son autre main, et la vidant dans la gourde, maintenant mon frère voit qu’une certaine quantité doit en sortir ; il en est ainsi de ton pays ; il ne s’y trouve plus de place pour mon pâle ami.

— Si j’essayais de te persuader ce conte, ce serait charger mon âme d’un mensonge. Nous sommes beaucoup, et je suis fâché de dire que plusieurs d’entre nous sont semblables à ceux qui étaient appelés légions. Mais dire qu’ils n’ont plus assez de place pour mourir où ils sont nés, ce serait proférer un mensonge condamnable.

— La terre des Yengeeses est bonne alors, très-bonne, reprit Philippe, mais les jeunes gens en aiment une autre qui est meilleure.

— Ta nature, Wampanoag, n’est pas assez parfaite pour comprendre les motifs qui nous ont conduits si loin, et notre discours devient léger.

— Mon frère Conanchet est un sachem ; les feuilles qui tombent des arbres de son pays dans la saison des gelées sont apportées par le vent sur mes terres de chasse. Nous sommes voisins et amis. — En disant ces mots, Metacom salua le Narragansett. — Lorsque quelque méchant Indien s’enfuit des îles et vient dans les wigwams de mon peuple, on le fouette et on le renvoie ; nous ne tenons le sentier ouvert entre nous que pour les honnêtes Peaux Rouges.

Philippe parlait avec un air moqueur, que sa dignité habituelle ne pouvait pas cacher au jeune chef indien ; mais cette moquerie était si légère qu’elle échappait entièrement à celui qui en était l’objet. Conanchet prit l’alarme, et, pour la première fois pendant ce dialogue, il rompit le silence.

— Mon père pâle est un brave guerrier, dit le jeune sachem ; sa main a pris la chevelure d’un grand sagamore de son peuple !

L’expression de Metacom changea aussitôt ; le sourire ironique qui avait erré sur ses lèvres fut remplacé par le respect et la gravité. Il regarda longtemps les traits durs et basanés de son hôte, et il est probable qu’il lui eût adressé des paroles d’une plus grande courtoisie que celles qu’il avait proférées jusqu’alors, si dans ce moment un signal n’eût été donné par un jeune Indien qui était en sentinelle sur le sommet de la montagne ; ce signal annonçait que quelqu’un s’approchait.

Metacom et Conanchet parurent éprouver quelque inquiétude en entendant ce cri. Néanmoins aucun des deux ne se leva, et ne manifesta plus d’émotion que la circonstance n’en devait naturellement faire naître.

On vit bientôt entrer un guerrier dans le camp, du côté de la forêt qui conduisait dans la vallée de Wish-ton-Wish.

Au moment où Conanchet vit la personne qui venait d’arriver, ses yeux et son attitude reprirent leur calme, bien que les regards de Metacom restassent sombres et soupçonneux. Cette différence dans la contenance des chefs n’était cependant pas assez forte pour que Soumission la remarquât ; ce dernier allait continuer son discours, lorsque le nouvel arrivant dépassa le groupe de guerriers dans le camp, et s’assit près d’eux sur une pierre si basse que l’eau du courant baignait ses pieds. Suivant l’usage, les Indiens n’échangèrent aucun salut ; pendant un moment les deux chefs semblèrent considérer cette arrivée comme un incident sans importance. Cependant l’inquiétude de Metacom hâta une explication.

— Mohtuchet, dit-il dans le langage de sa tribu, avait perdu la trace de ses amis. Nous pensions que les corbeaux des hommes pâles rongeaient ses os !

— Il n’y avait point de chevelure à sa ceinture ; et Mohtuchet était honteux de revenir parmi les jeunes gens les mains vides.

— Il se souvenait qu’il était trop souvent revenu sans avoir frappé un ennemi mort, reprit Metacom sur les lèvres duquel on voyait une expression de mépris ; a-t-il touché un guerrier ?

L’Indien, qui était un homme d’une classe inférieure, présenta à l’examen de son chef le trophée qui pendait à sa ceinture. Metacom le regarda avec l’intérêt qu’aurait pu éprouver un amateur d’antiquités en contemplant quelque souvenir d’un triomphe des siècles passés. Il enfonça un doigt dans une ouverture faite à la peau, et dit sèchement, en reprenant sa première attitude :

— Une balle a frappé la tête ; la flèche de Mohtuchet fait peu de mal !

— Metacom n’a jamais considéré son jeune homme comme un ami depuis le jour où le frère de Mohtuchet fut tué.

Le regard que Philippe jeta sur son inférieur était mêlé de soupçon et de dédain, en même temps qu’il exprimait toute la fierté sauvage d’un prince indien. Soumission n’avait pu comprendre cet entretien, mais le mécontentement et l’inquiétude des deux sauvages étaient trop remarquables pour ne pas lui faire voir que la conférence était loin d’être amicale.

— Le sachem a des difficultés avec son jeune homme, dit-il ; et il doit comprendre alors les motifs qui ont conduit un grand nombre de mes compatriotes à quitter la terre de leurs pères, sous le soleil levant, pour venir dans ces déserts de l’ouest. S’il veut maintenant n’écouter, je vais l’instruire de mon message, et m’étendre un peu sur le sujet que nous avons si légèrement ébauché.

Philippe prêta l’oreille à cette demande. Il sourit à son hôte, et salua en signe de consentement ; cependant ses yeux perçants se fixaient sans cesse sur les traits sombres de son inférieur, et semblaient lire dans son âme. Lorsque l’arme qui était sur la poitrine de Metacom tomba sur ses genoux, il y eut un mouvement dans les doigts de sa main droite, comme s’ils eussent voulu saisir le couteau à manche de corne de daim qui était à leur portée. Cependant ses manières envers l’homme blanc étaient calmes et remplies de dignité. Soumission allait prendre la parole, lorsque les voûtes de la forêt retentirent d’un coup de mousquet. Tous les sauvages se levèrent au même instant ; et cependant tous restèrent immobiles comme autant de sombres statues.

On entendit le froissement des feuilles ; alors le corps du jeune Indien qui était en sentinelle sur le rocher roula sur le bord du précipice où il était placé, et tomba comme un tronc déraciné sur le toit d’une des huttes qui étaient au-dessous. Un cri partit de la forêt, une décharge de mousqueterie résonna parmi les arbres ; le plomb siffla dans l’air, et pénétra de tous côtés à travers les broussailles.

On vit deux nouveaux Wampanoags rouler sur la terre et mourir. La voix d’Annawon retentit dans le camp, et au même instant la place fut abandonnée.

Pendant ce moment terrible, les quatre personnages qui étaient près du torrent restèrent inactifs. Conanchet et son ami cherchèrent leurs armes ; mais c’était plutôt comme des hommes habitués à avoir recours à leurs moyens de défense dans un moment de danger, que dans des intentions hostiles. Metacom semblait indécis. Habitué à surprendre et à être surpris, un guerrier si rempli d’expérience ne pouvait pas être en défaut ; il hésitait sur le parti qu’il devait prendre. Mais lorsque Annawon donna le signal de la retraite, Metacom s’élança sur l’Indien vagabond, et d’un seul coup de son tomahawk il lui fendit la tête. Des regards de vengeance et de haine furent échangés entre la victime et son chef, tandis que l’Indien était étendu expirant sur le rocher. Metacom se retourna, et leva son arme sanglante sur la tête de Soumission.

— Non, Wampanoag ! s’écria Conanchet d’une voix de tonnerre : nos deux existences n’en font qu’une.

Philippe hésita. Des passions tumultueuses agitaient son sein ; mais l’empire que l’adroit politique des forêts avait sur lui-même l’emporta. Au milieu de cette scène de carnage et d’alarme, il sourit à son puissant et jeune allié ; puis indiquant les ombrages les plus touffus de la forêt, il s’y dirigea en bondissant avec l’activité d’un daim.



  1. Massassoit était le père de Metacom ou Philip, ainsi que le nommaient les blancs, son dévouement pour les Anglais égalait la haine que leur portait son fils.