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Les Puritains d’Amérique/Chapitre XXX

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 348-358).

CHAPITRE XXX.


Mais que la paix soit avec lui ! cette vie est une meilleure vie, lorsque la mort est passée, que celle qui s’écoule dans la crainte.
ShakspeareMesure pour mesure.



Le courage est une vertu relative et qu’on peut acquérir. Si la peur de la mort est une faiblesse naturelle à l’humanité, elle peut être diminuée par de fréquents dangers, et même éteinte par la réflexion. Ce fut donc sans aucune émotion de crainte que les deux individus, laissés seuls par la retraite de Philippe, virent l’approche du danger qui les menaçait. Leur position près du ruisseau les avait jusque-là protégés contre les balles des assaillants ; mais il était évident que les colons étaient sur le point d’entrer dans le camp abandonné. Les deux amis commencèrent d’agir suivant leurs passions et leurs habitudes particulières. Conanchet, n’ayant aucun acte de vengeance à accomplir semblable à celui dont Metacom venait de le rendre témoin, n’avait cherché, au premier moment d’alarme, qu’à deviner la nature de l’attaque, et se décida aussitôt.

— Viens, dit-il avec vivacité, mais sans perdre son empire sur lui-même. Et montrant, tandis qu’il parlait, le torrent qui était à ses pieds : — Que la marque de nos pas coure en avant.

Soumission hésita. Il y avait dans ses yeux une fierté guerrière et une sombre détermination ; il semblait répugner à fuir d’une manière indigne de son caractère.

— Non, Narragansett, répondit-il ; fuis pour sauver ta vie, mais laisse-moi recueillir le fruit de mes actions. Qu’importe que mes ossements soient dispersés à côté de ceux du traître qui est à mes pieds ?

Conanchet ne montra ni surprise ni mécontentement ; il releva sur son épaule le coin de sa robe légère, et allait se rasseoir sur la pierre qu’il venait de quitter, lorsque son compagnon l’engagea de nouveau à fuir.

— Les ennemis du chef ne doivent pas dire qu’il a conduit son ami dans un piège, répondit le sachem, et que lorsqu’il fut arrêté il prit la fuite comme un rusé renard. Si mon père reste pour être tué, on trouvera Conanchet près de lui.

— Païen ! païen ! reprit le vieillard ému jusqu’aux larmes par la loyauté de son guide, bien des chrétiens pourraient prendre de toi des leçons d’honneur. Guide-moi, je te suivrai aussi vite que mon âge pourra le permettre.

Le Narragansett s’élança dans le ruisseau et prit une direction opposée à celle que Philippe avait suivie. Il y avait de la sagesse dans cette détermination ; car, bien que ceux qui les poursuivaient pussent voir que l’eau était troublée, il n’y avait aucune certitude sur le chemin qu’avaient suivi les fugitifs. Conanchet avait prévu ce petit avantage, et, avec la promptitude instinctive de sa race, il n’hésita pas à s’en servir. Metacom avait été obligé de suivre la route indiquée par les guerriers qui s’étaient retirés à l’abri des rochers.

Lorsque les deux fugitifs furent parvenus à une faible distance, ils entendirent les cris de leurs ennemis dans le camp ; et bientôt après le bruit de la mousqueterie annonça que Philippe avait rallié ses gens, et qu’il faisait résistance. Il y avait un gage de sûreté dans cette dernière circonstance, qui les engagea à ralentir leur course.

— Mes pieds ne sont pas aussi actifs que dans les temps passés, dit Soumission. Il faut reprendre des forces tandis que nous le pouvons encore, de crainte d’être surpris à l’improviste. Narragansett, tu as toujours été fidèle à ta parole, et, quelles que soient ta race et ta croyance, il y a dans le ciel un Être qui se le rappellera.

— Mon père regardait avec amitié le jeune Indien qui était enfermé dans une cage comme un ours ; il lui apprit à parler avec la langue d’un Yengeese.

— Nous avons passé ensemble des mois entiers dans notre prison, chef, et il faut qu’Apollyon ait été bien fort dans ton cœur pour avoir résisté aux sollicitations de l’amitié dans une semblable position. Mais cependant mes soins et ma confiance furent récompensés ; car, sans tes insinuations mystérieuses, provenant des signes que tu avais découverts pendant la chasse, — il n’aurait pas été en mon pouvoir d’avertir mes amis, la nuit malheureuse de l’incendie, que la tribu allait les attaquer. Narragansett, nous nous sommes mutuellement rendu des services, et je dois avouer que ce que tu fais maintenant pour moi n’est pas la moins précieuse de tes faveurs. Quoique mon sang soit blanc et que je sois d’origine chrétienne, je puis presque dire que mon cœur est Indien.

— Alors meurs comme un Indien ! dit une voix forte qui se fit entendre à vingt pas du ruisseau.

Ces paroles menaçantes furent suivies d’un coup de fusil, et Soumission tomba. Conanchet jeta son mousquet dans l’eau pour aller relever son compagnon.

— J’ai seulement glissé sur les pierres du ruisseau, dit le vieillard ; cette décharge a manqué m’être fatale ; mais Dieu, dont les desseins sont secrets, a détourné le coup.

Conanchet ne répondit pas. Saisissant son fusil, qui était tombé au fond du ruisseau, il entraîna son ami sur la terre et s’enfonça avec lui dans la forêt. Là, ils furent pendant un instant protégés contre les balles, et Conanchet reconnut que les cris qui suivaient la décharge des mousquets étaient proférés par les Pequots et les Mohicans, tribus qui étaient en guerre avec la sienne. Cacher leur trace à ces sauvages, il ne fallait point l’espérer ; échapper par la fuite était une chose encore plus impossible au vieillard ; il n’y avait point de temps à perdre : dans un aussi pressant danger, les pensées d’un Indien prennent le caractère de l’instinct. Les fugitifs s’arrêtèrent au pied d’un jeune arbre dont la cime était entièrement cachée par des masses de feuilles appartenant aux buissons qui croissaient à l’entour. Le sachem aida Soumission à monter dans cet arbre ; et, sans expliquer son dessein, il quitta subitement le lieu, renversant les broussailles sur son passage, de manière à rendre les traces aussi visibles que possible.

L’expédient du fidèle Narragansett eut son plein succès ; il n’était pas parvenu à deux cents pas du lieu où Soumission était caché, qu’il aperçut les Indiens suivant sa piste comme des limiers à la chasse du gibier. Sa course fut lente jusqu’au moment où il vit que les Indiens, ne s’occupant que de lui, avaient dépassé l’arbre ; alors la flèche que l’arc vient de lancer ne fut pas plus rapidement que Conanchet ne se précipita dans l’intérieur de la forêt.

La poursuite prit le caractère ingénieux d’une chasse indienne. Conanchet fut bientôt chassé de la partie ombragée de la forêt, et, obligé de se hasarder dans une partie plus découverte pendant une course de plusieurs milles, il traversa des montagnes, des ravins, des plaines, des rocs, des marais et des torrents, sans perdre courage, sans presque ressentir de fatigue. Dans de semblables circonstances, l’intelligence est encore plus utile que la vitesse. Les colons qui avaient été envoyés avec leurs alliés indiens pour intercepter la fuite de ceux qui avaient suivi le cours du ruisseau, se trouvèrent bientôt hors d’état de continuer leur course, et cette espèce de chasse ne fut plus suivie que par des hommes dont les membres étaient exercés et l’esprit fertile en expédients.

Les Pequots avaient un grand avantage par leur nombre. Les fréquents détours du fugitif traçaient un cercle d’environ un mille ; et lorsque ses ennemis se sentaient fatigués, ils se relevaient pour le poursuivre chacun à son tour. Les résultats sont faciles à prévoir. Après deux heures d’une course aussi rapide, le pied de Conanchet commença à se fatiguer, et sa course se ralentit ; épuisé par des efforts presque surnaturels, et ne respirant plus qu’avec peine, le courageux guerrier se prosterna contre terre, et resta pendant quelques minutes dans un état d’immobilité semblable à la mort. Pendant ce temps, son pouls agité devint plus calme, son cœur battit avec moins de violence, et la circulation du sang revint graduellement à son état naturel. Au moment où le chef sentait son énergie renaître par ce léger repos, il entendit derrière lui le bruit des mocassins ; il se leva, regarda l’espace qu’il venait de parcourir avec tant de peine, et s’aperçut qu’il n’était poursuivi que par un seul guerrier. L’espérance, pendant un instant, vint s’emparer de son cœur ; il prit son fusil, et le dirigea contre son adversaire ; il visa longtemps, avec calme ; le coup eût été fatal, si le bruit inutile de la platine ne lui eût rappelé l’état de son fusil. Il jeta de côté cette arme hors de service, et saisit son tomahawk ; mais une bande de Pequots se précipita sur ses pas, et rendit vaine sa résistance ; voyant tout le danger de sa situation, le sachem des Narragansetts laissa tomber son tomahawk, détacha sa ceinture, et s’avança désarmé avec une noble résignation à la rencontre de son ennemi. L’instant d’après il était prisonnier.

— Conduisez-moi devant votre chef, dit le captif avec hauteur, lorsque le sauvage d’une classe inférieure entre les mains duquel il était tombé s’apprêtait à le questionner sur ses compagnons et sur lui-même : ma langue est habituée à parler avec des sachems.

On lui obéit, et avant qu’une heure se fût écoulée, le célèbre Conanchet était en présence de son mortel ennemi.

Le lieu de cette entrevue était le camp déserté de Philippe ; la plupart de ceux qui avaient poursuivi le sachem y étaient déjà rassemblés, ainsi que les planteurs qui s’étaient engagés dans cette expédition. On y voyait Meek Wolf, l’enseigne Dudley, le sergent Ring et une douzaine des habitants de Wish-ton-Wish.

Le résultat de cette entrevue avait été bientôt généralement connu. Bien que Metacom, le principal objet de l’expédition, eût échappé, lorsque les planteurs surent que les sauvages s’étaient emparés du sachem des Narragansetts, ils pensèrent que leur perte était amplement compensée par cette capture. Les Mohicans et les Pequots réprimaient leur joie, de crainte de satisfaire l’orgueil de leur prisonnier par un semblable témoignage de son importance ; mais les blancs entouraient le sachem avec un intérêt et une satisfaction qu’ils ne cherchaient pas à déguiser. Cependant, comme il s’était rendu à un Indien, ils affectaient d’abandonner le chef à la clémence de ses vainqueurs. Peut-être quelques projets d’une profonde politique occasionnaient cet acte apparent de justice.

Lorsque Conanchet fut placé au milieu de ce cercle curieux, il se trouva aussitôt en présence du principal chef de la tribu des Mohicans : c’était Uncas, fils de cet Uncas dont la fortune, aidée par les blancs, avait triomphé de celle du père de Conanchet, le malheureux et noble Miantonimoh. Le sort avait voulu que la même étoile qui avait été si fatale au père étendît son influence sur une seconde génération.

La race d’Uncas, bien que privée d’une partie de son pouvoir et dépouillée de sa grandeur primitive par son alliance avec les Anglais, conservait encore toutes les nobles qualités de l’héroïsme sauvage. Celui qui s’avançait pour recevoir son captif était un homme de moyen âge, de proportions régulières, d’un aspect grave quoique cruel ; ses yeux et toute sa contenance exprimaient toutes ces contradictions de caractère qui rendent le guerrier sauvage presque aussi admirable qu’il est effrayant. Jusqu’à ce moment les chefs rivaux ne s’étaient jamais rencontrés, excepté au milieu du tumulte d’une bataille. Pendant quelques minutes aucun d’eux ne parla. Chacun regardait les belles proportions, le coup d’œil d’aigle, le maintien fier et la sévère gravité de l’autre avec une secrète admiration, mais avec un calme impassible et qui déguisait entièrement le sentiment de son âme. Enfin ils commencèrent à prendre l’un et l’autre le maintien convenable au rôle qu’ils allaient jouer. L’expression des traits d’Uncas devint ironique et triomphante, et celle de son captif plus froide et plus tranquille.

— Mes jeunes gens, dit le premier, ont pris un renard se cachant dans les buissons. Ses jambes étaient très-longues, mais il n’avait pas le cœur d’en faire usage.

Conanchet croisa ses bras sur sa poitrine, et le regard de ses yeux calmes semblait dire à son ennemi que des paroles aussi vaines étaient indignes de tous les deux. Uncas comprit ce regard, ou bien des sentiments plus nobles prévalurent dans son esprit, car il ajouta bientôt :

— Conanchet est-il las de la vie, qu’il vient ainsi parmi mes jeunes gens ?

— Mohican, dit le chef des Narragansetts, il était ici auparavant. Si Uncas veut compter ses guerriers, il verra qu’il en manque quelques-uns.

— Il n’y a pas de tradition parmi les Indiens de ces îles[1], reprit l’autre en adressant un regard moqueur aux chefs qui étaient près de lui ; ils n’ont jamais entendu parler de Miantonimoh ; ils ne connaissent point de champ appelé la Plaine du Sachem.

La contenance du prisonnier changea. Pendant un instant il devint sombre, comme si un nuage noir eût obscurci son front, puis ses traits reprirent leur calme et leur dignité première. Son vainqueur surveillait l’expression de sa physionomie, et lorsqu’il crut que la nature allait l’emporter, la joie brilla dans ses yeux ; mais lorsque le Narragansett reprit son empire sur lui-même, il affecta de ne plus songer à un effort qui avait été infructueux.

— Si les hommes de ces îles savent peu de chose, ajouta-t-il, il n’en est pas ainsi des Mohicans. Il y eut une fois un grand sachem parmi les Narragansetts ; il était plus sage que le castor, plus agile que le daim, plus fin que le renard rouge ; mais il ne pouvait pas soulever le voile du lendemain. D’insensés conseillers, lui, dirent d’aller sur le sentier de la guerre contre les Pequots et les Mohicans. Il perdit sa chevelure ; elle est suspendue au milieu de la fumée de nom wigwam. Nous verrons si elle reconnaîtra, les cheveux de son fils. Narragansett, voilà des hommes sages, des visages pâles ; ils vous parleront. S’ils vous offrent une pipe, fumez ; car le tabac n’est pas commun dans notre tribu.

Après avoir prononcé ces paroles, Uncas se détourna, livrant sont prisonnier aux interrogations des blancs.

— Voilà le regard de Miantonimoh, sergent Ring, observa l’enseigne Dudley au frère de sa femme. Je reconnais dans ce jeune sachem l’œil et la démarche de son père. Et plus encore, ce chef a les traits de l’enfant que nous avons pris dans les champs il y a une douzaine d’années, et que nous gardâmes dans la forteresse pendant plusieurs mois, enfermé comme une jeune panthère. As-tu oublié cette nuit terrible, Reuben, et l’enfant, et la forteresse ? Un four embrasé n’est pas plus chaud que ne le devenait la chambre où nous étions réfugiés avant de descendre dans les entrailles de la terre. Je ne manque jamais d’y penser lorsque notre bon ministre nous parle avec tant d’éloquence de la punition des méchants dans la fournaise de Tophet.

Le milicien silencieux comprit les allusions de son parent, et s’aperçut bientôt de la ressemblance du prisonnier avec le jeune Indien qu’il avait eu si longtemps devant les yeux. L’admiration et la surprise se mêlaient sur son visage avec une expression qui semblait annoncer un profond regret. Néanmoins, comme ces deux individus n’étaient pas les principaux personnages de la troupe, ils furent obligés de rester spectateurs de la scène qui eut lieu.

— Adorateur de Baal, dit d’une voix sépulcrale le théologien, il a plu au roi du ciel et de la terre de protéger son peuple ! Le triomphe du méchant a été de courte durée, et maintenant l’heure du jugement a sonné.

Ces mots furent adressés à des oreilles qui semblaient ne point entendre. En présence de son plus mortel ennemi, Conanchet prisonnier n’était point homme à permettre que son courage l’abandonnât. Il regarda froidement et avec distraction l’orateur, et l’œil le plus soupçonneux, le plus exercé, n’aurait pu découvrir dans l’expression de son visage la moindre connaissance de l’anglais. Trompé par le stoïcisme du prisonnier, Meek murmura quelques paroles dans lesquelles le Narragansett était étrangement traité, et où les dénonciations et les prières en faveur de l’indien étaient entremêlées, suivant la mode incohérente de l’époque ; puis il l’abandonna à l’autorité de ceux qui étaient présents, et chargés de décider du sort de Conanchet.

Bien qu’Ében Dudley fût le principal personnage en ce qui concernait les opérations militaires de cette petite expédition, il était accompagné par des hommes dont l’autorité dominait la sienne dans toute circonstance qui ne dépendait pas exclusivement des devoirs de sa charge. Des commissaires nommés par le gouvernement de la colonie, se trouvaient dans la troupe, revêtus du pouvoir de disposer de Philippe, si le chef redoutable tombait entre les mains des Anglais. Cefut à ces commissaires que le sort de Conanchet fut livré.

Nous n’interromprons pas le cours des événements pour nous arrêter sur les particularités du conseils. La question fut considérée comme très-grave, et ceux qui la décidèrent étaient remplis d’un profond sentiment de leur responsabilité. Plusieurs heures se passèrent en délibérations ; Meek ouvrait chacune d’elles par des prières solennelles. Le jugement fut ensuite annoncé à Uncas par le ministre lui-même.

— Les hommes sages de mon peuple se sont consultés touchant le sort du Narragansett, dit-il, et leurs esprits ont profondément réfléchi sur ce sujet. Quant à leur conclusion ; si elle porte l’empreinte d’une basse complaisance, que chacun se rappelle que la Providence du ciel a réuni les intérêts de l’homme dans les desseins de sa sagesse, afin qu’à l’œil de la chair ils semblassent inséparables. Mais ce qui est fait a été fait de bonne foi, suivant les principes qui nous guident, et en vertu de notre alliance avec toi et avec tous les soutiens de l’autel dans ce désert. Voici notre décision. Nous remettrons le Narragansett à ta justice, puisqu’il est évident qu’en lui rendant la liberté, ni toi, qui es un faible soutien de l’Église dans ces régions, ni nous, qui sommes ses humbles et indignes serviteurs, ne serons en sûreté. Prends-le, et agis envers lui suivant ta sagesse. Nous ne mettons des limites à ton pouvoir qu’en deux choses seulement. Il n’est pas juste qu’aucune créature ayant des sentiments humains doive souffrir dans sa chair plus qu’il n’est nécessaire pour lui ravir l’existence ; nous avons donc arrêté que le captif ne mourra point par les tortures, et, pour assurer cette décision charitable, deux de nos gens l’accompagneront jusqu’au lieu de l’exécution, dans la supposition que ton intention soit de lui infliger la peine de mort. Nous exigeons une autre concession : un ministre chrétien accompagnera le captif, afin qu’il puisse quitter le monde au milieu des prières de celui qui est habitué à élever sa voix jusqu’au pied du trône de la Divinité[2].

Le chef mohican écouta cette sentence avec la plus profonde attention. Lorsqu’il entendit qu’on lui refusait la satisfaction d’éprouver et peut-être de conquérir le courage de son ennemi, son front se couvrit d’un sombre nuage. Mais la force de sa tribu était depuis longtemps renversée : résister eût été aussi dangereux que la plainte inconvenante. Les conditions furent acceptées, et l’on fit aussitôt parmi les Indiens les préparatifs du jugement.

Ce peuple avait peu de principes contradictoires à satisfaire, et aucune subtilité qui pût gêner ses décisions. Positif, sans crainte, simple dans ses pratiques, il se bornait, dans de semblables circonstances, à recueillir la voix des chefs et à instruire le captif du résultat. Les sauvages savaient que leur fortune avait conduit un ennemi implacable entre leurs mains, et ils croyaient que leur propre sûreté exigeait sa mort. Il leur importait peu s’il avait des flèches dans les mains ou s’il s’était rendu sans armes, il connaissait, pensaient-ils, le danger qu’il courait en se rendant, et il avait plutôt consulté sa propre volonté que leur avantage en jetant de côté ses armes. Ils prononcèrent donc la peine de mort contre le prisonnier, simplement parce qu’ils respectaient le décret de leurs alliés, qui avaient interdit la torture.

Aussitôt que cette détermination fut connue, les commissaires de la colonie s’éloignèrent, et leur conscience avait besoin, pour être tranquille, du stimulant de leurs subtiles doctrines. Mais ils étaient d’ingénieux casuistes : et, en retournant dans la vallée, la plupart d’entre eux se sentaient persuadés d’avoir plutôt manifesté une généreuse pitié que d’avoir commis une action cruelle.

Pendant les deux ou trois heures qui s’écoulèrent au milieu de ces circonstances solennelles, Conanchet était assis sur un rocher, spectateur attentif de tout ce qui se passait, mais en apparence impassible. Son regard était doux, et de temps en temps mélancolique ; mais son calme et sa dignité ne se démentaient pas. Lorsque sa sentence lui fut annoncée, son visage ne changea pas, et il vit le départ des hommes blancs avec la tranquillité qu’il avait toujours montrée : ce ne fut que lorsque Uncas s’approcha, suivi de sa troupe et de deux colons qui étaient restés près de lui, que son courage sembla faiblir.

— Mon peuplé a dit qu’il n’y aurait plus de loup dans les bois, dit Uncas, et il a commandé à nos jeunes gens de tuer le plus affamé de tous.

— C’est bien, répondit froidement le jeune sachem.

Un sentiment d’admiration, et peut-être d’humanité, brilla sur le sombre visage d’Uncas lorsqu’il regarda la tranquillité qui régnait sur les traits de sa victime.

Pendant un instant ses desseins changèrent.

— Les Mohicans sont une grande tribu, dit-il, et la race d’Uncas diminue. Nous peindrons notre frère, afin que les menteurs Narragansetts ne le reconnaissent plus, et il sera un guerrier du continent.

L’humanité de son ennemi produisit une profonde impression sur l’esprit généreux de Conanchet. La fierté déserta son front, ses regards devinrent plus doux. Pendant une minute une pensée pénible l’occupa entièrement ; les muscles de ses lèvres s’agitèrent, mais leur contraction était à peine visible ; enfin il prononça ces mots :

— Mohican, pourquoi tes jeunes gens se hâteraient-ils ? Ma chevelure sera celle d’un grand chef demain. Ils n’en auraient pas deux s’ils frappaient leur prisonnier aujourd’hui.

— Conanchet n’est pas prêt : aurait-il oublié quelque chose ?

— Sachem, il est toujours prêt… Mais… Conanchet s’arrêta un instant, puis ajouta d’une voix émue : Un Mohican est-il seul ?

— Combien de soleils le Narragansett demande-t-il ?

— Un seul : lorsque l’ombre de ce pin se dirigera vers le ruisseau, Conanchet sera prêt. Il se rendra sous son ombrage les mains désarmées.

— Pars, dit Uncas avec dignité, j’ai entendu les paroles d’un Sagamore.

Conanchet se détourna, et passant avec vitesse au milieu de la foule silencieuse, on le perdit bientôt de vue dans la forêt.



  1. Les Narragansetts habitaient les îles de la baie de ce nom.
  2. La conduite tenue dans cette circonstance par le révérend M. Wolfe et son coadjuteur est historique.