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Les Singularitez de la France antarctique/14

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 63-69).


CHAPITRE XIV.

Des tortues, et d’une herbe qu’ils appellent Orseille.


Puis qu’en nostre nauigation auons deliberé escrire quelques singularitez obseruées ès lieux et places où nous auons esté : il ne sera hors de propos de parler des tortues, que noz isles dessus nommées nourrissent en grande quantité, aussi bien que des cheures. Quatre especes de tortues. Or il s’en trouue quatre especes[1], terrestres, marines, la troisiesme viuant en eau douce, la quatriesme aux marests : lesquelles ie n’ay deliberé de deduire par menu, pour euiter prolixité, mais seulement celles qui se voyent aux riuages de la mer, qui enuironne noz isles.

Tortue marine. Ceste espece de tortue saillent de la mer sus le riuage au temps de son part, fait de ses ongles une fosse dedans le sablon, où ayant fait ses œufs (car elle est du nombre des ouiperes dont parle Aristote) les couure si bien qu’il est impossible de les voir ne les trouuer, iusques à ce que le flot de la mer venant les decouure : puis par la chaleur du Soleil, qui là est fort vehemente, le part s’engêdre et éclost, ainsi que la poule de son œuf, lequel consiste en grand nombre de tortues, de la grandeur de crabes (qui est une espece de poisson) que le flot retournant emmene en la mer. Entre ces tortues, il s’en trouue quelques unes de si merueilleuse grandeur, mesmes en ces endroits dont ie parle, que quatre hommes n’en peuuent arrester une : comme certainement i’ay veu, et entendu par gens dignes de foy. Pline[2] recite, qu’en la mer Indique sont de si grandes tortues, que lescaille est capable et suffisante à couurir une maison mediocre : et qu’aux isles de la mer Rouge, ils en peuuent faire vaisseaux nauigables. Ledit auteur dit aussi en auoir de semblables au destroit de Carmanie en la mer Persique. Il y a plusieurs manieres de les prendre.

Maniere de prendre les tortues marines. Quelques fois ce grand animal, pour appetit de nager plus doulcement, et plus librement respirer, cherche la partie superficielle de la mer un peu deuant midy, quand l’air est serain : ou ayant le dos tout decouuert, et hors de l’eau, incontinent leur escaille est si bien deseichée par le Soleil, qu’elles ne pouuans descendre au fond de la mer, elles flottent par dessus bon gré mal gré et sont ainsi prises. Lon dit autrement, que de nuyt elles sortent de la mer, cherchans à repaistre, et apres estre saoulées et lassées s’endorment sur l’eau pres du riuage, où l’on les prend aisement, pour les entendre ronfler en dormant : entre plusieurs manieres qui seroyent longues à reciter. Espesseur de ces escailles de tortues marines, et corne ils s’en seruent. Quant à leur couuerture et escaille ie vous laisse à penser de quelle espesseur elle peut estre, proportionnée à sa grandeur. Rondelles descailles de tortue. Aussi sur la coste du destroit de Magellan, et de la riuere de Plate, les sauuages en font rondelles, qui leur seruent de boucliers Barcelonnois, pour en guerre receuoir les coups de flesches de leurs ennemys. Semblablement les Amazones sur la coste de la mer Pacifique, en font rempars, quàd elles se voyent assaillies en leurs logettes et cabannes. Et de ma part i’oseray dire et soustenir auoir veu telle coquille de tortue, que la harquebuse ne pourrait aucunement trauerser. Il ne faut demander combien noz insulaires du cap Verd en prennent, et en mangent communement la chair, comme icy nous ferions du bœuf ou mouton. Aussi est elle semblable à la chair de veau, et presque de mesme goust. Les sauuages des Indes Ameriques n’en veulent aucunement manger persuadez de ceste folle opinion, qu’elle les rendroit pesans, comme aussi elle est pesante, qui leur causerait empêchement en guerre : pour ce qu’estans appesantis, ne pourroyent legerement poursuyure leurs ennemis, ou bien eschapper et euader leurs mains[3]. Histoire d’un gêtil-hôme Portugalois. Ie reciteray pour la fin l’histoire d’un gentil-homme Portugais lepreux, lequel pour le grand ennuy qu’il receuoit de son mal, cherchant tous les moyens de s’absenter de son païs, comme en extreme desespoir, apres auoir entendu la conqueste de ces belles isles par ceux de son païs, delibera pour recreation s’y en aler. Portugais gueri de lepre. Doncques il se dressa au meilleur equipage, qu’il luy fut possible, c’est asçauoir de nauires, gens, et munitions, bestial en vie, principalemêt cheures, dont ils ont quantité : et finablement aborda en l’une de ces isles : où pour le degoust que luy causoit la maladie, ou pour estre rassasié de chair, de laquelle coustumierement il usoit en son païs, luy vint appetit de manger œufs de tortues, dont il fist ordinaire l’espace de deux ans, et de maniere qu’il fut gueri de sa lepre. Or ie demanderoys volontiers, si sa guerison doit estre donnée à la temperature de l’air, lequel il auoit changé, ou la viande. le croyrois à la verité, que l’un et l’autre ensemble en partie, en pourroyent estre cause. Antipathie de la tortûe auec la Salemâdre. Quant à la tortue, Pline[4] en parlant tant pour alimêt que pour medicament ne fait aucune mention qu’elle soit propre contre la lepre : toutesfois il dit qu’elle est vray antidote contre plusieurs venins, specialement de la Salemandre, par une antipathie, qui est entre elles deux, et mortelle inimitié.

Que si cest animant auoit quelque proprieté occulte et particuliere contre ce mal, ie m’en rapporte aux philosophes medecins. Et ainsi l’experience a donné à congnoistre la proprieté de plusieurs medicaments, de laquelle l’on ne peut dôner certaine raison. Parquoy ie conseilleroys volontiers d’en faire experience en celles de ce païs, et des terrestres, si l’on n’en peut recouvrer de marines : qui seroit à mon iugement beaucoup meilleur et plus seur, que les viperes tant recommandées en ceste affection, et dont est composé le grand Theriaque : attêdu qu’il n’est pas seur user de viperes pour le venin qu’elles portent, quelque chose que l’on en die : laquele chose est aussi premierement venue d’une seule experience.

Lon dit que plusieurs y sont allez à l’exemple de cestuy-cy, et leur a bien succedé. Voila quant aux tortues. Et quant aux cheures que mena nostre gentilhomme, elles ont là si bien multiplié, que pour le present il y en a un nombre infini : et tiennent aucuns, que leur origine vient de là, et que parauant n’y en auoit esté veu. Reste à parler d’une herbe, qu’ils nomment en leur langue Orseille.

Orseille, herbe. Ceste herbe[5] est comme une espece de mousse, qui croist à la sommité des hauts et inaccessibles rochers, sans aucune terre, et y en a grande abondance. Pour la cueillir ils attachent quelques cordes au sommet de ces montagnes et rochers, puis montent à mont par le bout d’embas de la corde, et grattans le rocher auec certains instruments la font tomber, comme voyez faire un ramoneur de cheminée : laquele ils reseruent et descendent en bas par une corde auec corbeilles, ou autres vaisseaux. L’émolument et usage de ceste herbe est qu’ils l’appliquent à faire teintures, comme nous auons dit par cy deuant en quelque passage[6].

  1. Les tortues sont encore très-nombreuses dans ces parages. Elles fréquentent surtout les plages basses des îles Orientales, Boavista et ilha do Sal. C’est aux mois de juin, de juillet et d’août qu’elles déposent leurs œufs dans le sable. La chasse s’en fait à cette dernière époque à la lueur des flambeaux. Elles donnent au commerce de l’écaille, une chair excellente et de la bonne huile à brûler.
  2. Pline. H. N. ix. 12. Testudins tantæ magnitudinis Indicum mare emittit ut singularum superficie habitabiles casas integant : atque insulas maris rubri his navigant cymbis. — Les voyageurs du seizième siècle ont tous parlé avec admiration de ces énormes amphibies. Ainsi nous lisons dans Lery (Histoire d’un voyage fait au Brésil. § iii) : « le diray qu’entre autres une qui fut prinse au nauire du vice-admiral estoit de telle grosseur, que quatre vingts personnes qu’ils estoyent dans ce vaisseau en disnerent honestement. Aussi la coquille ovalle de dessus qui fut baillée pour faire une targue au sieur de Sainte Marie nostre capitaine, avoit plus de deux pieds et demi de large. »
  3. La tradition s’est perpétuée : D’après d’Ayezac (Iles de l’Afrique. P. 187), une croyance populaire attribue à la chair des tortues prise comme nourriture et à leur sang frotté sur la peau la faculté de guérir la lèpre.
  4. Pline, H. N. xxxii. 14. Marinarum carnes admixtæ ranarum carnibus contra salamandras præclare auxiliantur. Neque est testudine aliud salamandre adversius.
  5. L’orseille (Lichen roccella) croît en abondance au cap Vert et surtout aux Canaries. C’est une sorte de lichen, dont on se sert dans la teinture. Elle donne, après avoir été macérée quelque temps dans l’urine, une belle couleur pourprée. On a cru que les Phéniciens avaient employé l’orseille. Ils venaient la chercher dans les îles de l’Atlantique qu’on nommait Purpurariae. La pourpre que nous cherchons dans un murex n’était peut-être que le lichen roccella. C’est seulement à partir de 1730 que l’orseille du cap Vert fut régulièrement exploitée, et, à partir de 1790, pour le compte du gouvernement.
  6. Chap. v. P. 25.