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Les Singularitez de la France antarctique/16

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 73-78).


CHAPITRE XVI.

De l’Ethiopie.


Combien que plusieurs Cosmographes ont suffisamment descrit le païs d’Ethiopie, mesme entre les modernes, ceux qui ont recentemêt fait plusieurs belles nauigatiôs par ceste coste d’Afrique, en plusieurs et loingtaines contrées : toutesfois cela n’empeschera, que selon la portee de mon petit esprit, ie n’escriue aucunes singularités obseruées en nauigeant par ceste mesme coste en la grande Amerique. Estendue de l’Ethiopie. Or l’Ethiopie est de telle estendue, qu’elle porte et en Asie et » en Afrique, et pour ce lon la deuise en deux. Celle qui est en Afrique, auiourd’huy est appellée Inde terminée au Leuant de la mer Rouge, et au Septentrion || de l’Egypte et Afrique, vers le midy du fleuue Nigritis, Senegua, fl. anciènement Nigritis. que nous auons dit estre appellé Senegua[1] : au Ponent elle a l’Afrique interieure, qui va iusques aux riuages de l’Ocean. Et ainsi a esté appelée du nom d’Ethiops, fils de Vulcain, laquelle a eu auparauant plusieurs autres noms : vers l’occident montagneuse, peu habitée au Leuant, et areneuse au millieu, mesme tirant à la mer Atlâtique.

Les autres la descriuent ainsi : il y a deux Ethiopies, l’une est soubs l’Égypte, region ample et riche, et en icelle est Meroê, isle tresgrande entre celles du Nil : et d’icelle tirant vers l’Oriêt regne le Preste-Iâ. L’autre n’est encore tant congneùe ne decouuerte, tant elle est grâde, sinô aupres des riuages. Les autres la diuisent autremêt, c’est asçauoir l’une part estre en Asie, et l’autre en Afrique, que lon appelle auiourd’huy les Indes de Leuant, enuironnée de la mer Rouge en Barbarie, vers Septentrion au pais de Libye, et Égypte. Ceste contrée est fort môtagneuse, dont les principales môtagnes sont celles de Bed[2], Ione, Bardite, Mescha, Lipha. Quelques uns ont escrit les premiers Ethiopiens et Egyptiens auoir esté entre tous les plus rudes et ignorans, menans une vie fort agreste, tout ainsi que bestes brutes : sans logis aresté, ains se reposans où la nuyct les prenoit, pis que ne font auiourd’huy les Masouites. Depuis l’equinoctial vers l’Antarctique, y a une grande côtrée d’Ethiopes, qui nourrit de grands Elephans, Tigres, Rhinocerons. Elle a une autre region portant cinnamome, entre les bras du Nil. Royaume d’Ettabech.Le royaume d’Ettabech[3] deça et dela le Nil, est habité de Chrestiens. Les autres sont appellez Ichthyophages. Ichthyophages[4], ne viuants seulemêt que de poisson, rendus autresfois soubs l’obeissance du grand Alexandre. Les Anthropophages sont aupres des mots de la Lune : et le reste tirant de là iusques au Capricorne, et retournant vers le cap de Bonne Esperance est habité de plusieurs diuers peuples, ayans diuerses formes et monstrueuses[5]. On les estime toutesfois auoir esté les premiers néz au monde, aussi les premiers qui ont inuenté la religion et cerimonies : et pour ce n’estre estrangers en leur païs, ne venans d’ailleurs, n’auoir aussi oncques enduré le ioug de seruitude, ains auoir tousiours vescu en liberté. C’est chose merueilleuse de l’honneur et amitié qu’ils portent à leur Roy. Amytié des Anthropophages enuers leur Roy. Que s’il auient que le Roy soit mutilé en aucune partie de son corps, ses subiets[6] specialement domestiques, se mutilent en ceste mesme Anthropophages partie, estimans estre chose impertinente de demeurer enuers leur saints et entiers, et le Roy estre offensé. La plus grand part de ce peuple est tout nud pour l’ardeur excessiue du soleil : aucuns couurent leurs parties honteuses de quelques peaux : les autres la moitié du corps, et les autres le corps entier. Meroë ville capitale d’Ethiopie, anciennemêt Saba. Meroë[7] est capitale ville d’Ethiopie, laquelle estoit anciennement appellee Saba, et depuis par Cambyses Meroë. Il y a diuersitè de religion. Aucuns sont idolatres, comme nous dirons cy apres : les autres adorent le Soleil leuant, mais ils dépitent l’Occident. Ce païs abonde en miracles, il nourrit vers l’Inde de tres grands animaux comme grands chiens, elephâs, rhinocerons d’admirable grandeur, dragons, basilics, et autres : d’auantage des arbres si hauts, qu’il n’y a flesche, ne arc, qui en puisse attaindre la sommité, et plusieurs autres choses admirables, comme aussi Pline[8] recite au liure dixseptiesme, chapitre second de son Histoire naturelle. Ils usent coustumierement de mil et orge, desquels aussi ils font quelque bruuage : et ont peu d’autres fruits et arbres, hormis quelques grands palmes. Ils ont quantité de pierres precieuses en aucun lieu plus qu’en l’autre. Il ne sera encores, ce me semble, hors de propos de dire ce peuple estre noir selon que la chaleur y est plus ou moins vehemente, et que Pourquoy les Ethiopiens et autres sont de couleur noire. icelle couleur prouient d’adustion superficielle causée de la chaleur du Soleil, qui est cause aussi qu’ils sont fort timides. La chaleur de l’air ainsi violente tire dehors la chaleur naturelle du cueur et autres parties internes : pourquoy ils demeurent froids au dedans, destituez de la chaleur naturelle et bruslez par dehors seulement : ainsi que nous voyons en autres choses adustes et bruslées. L’action de chaleur en quelque obiect que ce soit, n’est autre chose que resolution et dissipation des elemens, quâd elle perseuere, et est violente : de maniere, que les elemens plus subtilz consumez, ne reste que la partie terrestre retenant couleur et consistence de terre, comme nous voyons la cendre et bois bruslé. Donques à la peau de ce peuple ainsi bruslé ne reste que la partie terrestre de l’humeur, les autres estans dissipées, qui leur cause ceste couleur. Ils sont, comme i’ay dit, timides, pour la frigidité interne, car hardiesse ne prouient que d’une vehemente chaleur du cueur : qui fait que les Gaulois, et autres peuples approchans de Septentrion, au contraire froids par dehors pour l’intemperature de l’air, sont chauds merueilleusement au dedans, et pourtant estre hardis, courageux, et pleins d’audace.

Pourquoy ces Noirs ont le poil crespe, dents blanches, grosses leures, les iambes obliques, les femmes incontinentes, et plusieurs autres vices, qui seroit trop long à disputer, parquoy ie laisseray cela aux philosophes, craignant aussi d’outrepasser noz limites. Venons donc à nostre propos. Ces Ethiopes et Indiens[9] usent de magie, pour ce qu’ils ont plusieurs herbes autres choses propres à tel exercice. Indiens et Ethiopiens usent magie. Et est certaî qu’il y a quelque sympathie es choses et antipathie occulte, qui ne se peut cognoistre que par longue experience. Et pour ce que nous costoyames une contrée assez auant dans ce païs nommé Guinée, i’en ay bien voulu escrire particulierement.

  1. Le Sénégal et le Niger étaient confondus par les cartographes du XVIe siècle. Voir les cartes d’Ortelius où les deux fleuves n’en forment qu’un seul.
  2. On ne retrouve plus aujourd’hui ces noms de montagnes.
  3. C’est l’Abyssinie, dont le nom indigène est en effet Habesch, qui ressemble singulièrement à Ettabech.
  4. Les Ichtyophages dont parle Thevet n’étaient pas Africains. Ils habitaient les rivages actuels du Béloutchistan. Ils furent en effet soumis par Alexandre. Voir Arrien. Périple de Néarque et Anabase. vi. 28.
  5. Ces prétendues monstruosités, qu’enregistrèrent avec tant de soin les géographes de l’antiquité, n’ont jamais existé. Voir Tylor. La Civilisation primitive. § x. On prête un sens nouveau et extravagant aux descriptions de tribus étranges faites avec une entière bonne foi, quand elles arrivent à la connaissance de personnes qui ne sont pas au courant des faits originels. Pour n’en citer qu’un exemple, les hommes à oreilles énormes dont parlent les anciens (Pline, iv. 27. — Mela. iii. 6.) existent réellement, mais on a exagéré ce qui chez ces peuplades n’était qu’une perversion du goût.
  6. Parfois même les nègres se tuent quand meurt leur roi. Voir les abominables funérailles des rois du Dahomey décrites par Borghero. Annales de la propagation de la foi. (1862.)
  7. Hérodote, ii. 29.
  8. Mauvaise indication de Thevet. Le vrai passage est au livre vii. § 2 : Arbores tantæ proceritatis traduntur, ut sagittis superjaci nequeant.
  9. Lire sur les pratiques magiques des griots ou féticheurs du Gabon les curieux détails donnés par le docteur Du Bellay (Tour du Monde. n° 306.)