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Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 8-14).

Chapitre II

LA PHILOSOPHIE
AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

Il est incontestable que le début de notre siècle se marque par un besoin de synthèse, de vues d’ensemble, que satisfaisait mal l’analyse abstraite d’un Taine, par une prise au sérieux des problèmes de l’homme qui contrastait avec l’ironie de Renan et d’Anatole France, par un sentiment de l’humain qui s’opposait au mécanisme de la philosophie d’ingénieur d’Herbert Spencer. Toute l’histoire de ces cinquante années, sous des formes diverses et parfois divergentes, non sans confusion et sans retour, manifeste la force et la vigeur de ces tendances. D’une façon générale, nous trouvons en elles une résistance à l’automatisme, un goût de l’humanisme, une répugnance à croire que les techniques de la matière et des sciences humaines résoudront tous les problèmes qui inquiètent l’homme.

À l’aurore du xxe siècle, ces tendances étaient nouvelles ; elles se manifestent avec éclat, en France, dans la doctrine de Bergson, de Maurice Blondel, de Léon Brunschvicg et un peu plus tard, en Allemagne, avec Edmund Husserl, pour ne citer que quelques noms de grands penseurs récemment disparus. Ce serait une véritable ingratitude envers ces maîtres d’oublier que ce sont eux qui ont donné l’impulsion aux doctrines d’aujourd’hui, fût-ce à celles qui affectent de les contredire ou de les ignorer. Sans entrer dans l’exposé de ces doctrines fort connues, je voudrais, dans cette causerie, dégager leurs caractères communs et leur essence. Conçoit-on assez l’espèce de conversion spirituelle qu’exigeaient les trois grands spiritualistes français ? Certes, Bergson surtout mettait au premier plan cette exigence de conversion : sa célèbre distinction de l’intelligence et de l’intuition, comme celle des religions ou sociétés closes et des religions ou sociétés ouvertes, indique avant tout les deux directions que peut prendre, que prend effectivement l’esprit : d’une part l’esprit va vers le classement, la découverte de lois qui permettent des prévisions et, par suite, des applications techniques, des règles sociales exclusives : direction utile certes et même indispensable si elle va à la connaissance des choses matérielles ; direction déplorable au contraire si l’on veut saisir l’esprit dans sa vie propre, dans sa liberté, dans le jaillissement de son invention ; c’est alors qu’est nécessaire l’intuition qui désigne, chez Bergson, paradoxalement, une sorte de connaissance-action ; et, d’après lui, comme d’après Spinoza et Plotin dont on peut dire sans le déprécier qu’ils sont ses maîtres, l’action véritable et profonde et la connaissance de soi sont liées indissolublement : dans l’intuition, connaître et faire sont une seule et même chose ; c’est dire que la connaissance que recherche Bergson n’erre pas, comme un regard étranger, sur les choses et sur la surface de l’âme ; mais elle nous transforme au plus profond de nous-mêmes, c’est là que naît la sagesse qui n’est pas seulement le savoir.

Même tendance chez Blondel dans sa célèbre thèse sur l’action : s’il est quelque chose qui paraît nous détourner de nous-mêmes et nous détacher de l’intériorité, c’est bien l’action. Il y a, à ce sujet, dans la philosophie occidentale, une tradition très ancienne qui remonte aux Grecs ; le philosophe grec regarde non sans mépris l’action politique qui nous jette dans un monde de phantasmes et nous détourne de la contemplation de l’être ; il met encore plus bas l’action de l’artisan qui manie la matière. Ne pouvait-on pas voir, dans l’éloge que les modernes font de l’action, le témoignage d’une décadence de l’esprit, d’une sorte de déchéance ? Pourtant le christianisme, en se répandant parmi les humbles, affirmait la valeur intrinsèque de l’action, de l’action considérée dans son principe interne qui est le travail ; et Marthe et Marie trouvaient l’une et l’autre place auprès du Seigneur. C’est ce germe spirituel que Maurice Blondel a dévoilé dans l’action ; à la voir de l’extérieur, l’action nous détache de nous-mêmes et la contemplation nous fait rentrer dans notre intimité. Mais, à voir les choses d’une manière plus profonde, l’action, par le travail, nous fait communier avec nos semblables, et la contemplation est un retranchement égoïste. Cette vue qui dégageait l’action de l’hypothèque qui pesait sur elle fut celle de Maurice Blondel. Il ne glorifia pas l’action pour ses résultats matériels, mais pour l’essence spirituelle qu’elle renferme ; ce n’est pas parce qu’elle réussit, c’est plutôt parce qu’elle ne réussit pas qu’elle est ferment de vie spirituelle ; c’est parce que son pouvoir est toujours inférieur à son vouloir, que l’homme, toujours insatisfait, cherche de nouveaux accomplissements. M. Paliard voit dans le dépassement le trait essentiel de la philosophie blondélienne. La volonté ne peut se prendre elle-même comme fin ; sous peine de rester impuissante, elle doit se décider à croire en une réalité transcendante, qui donne un sens à sa doctrine ou plutôt qui lui crée une destinée.

La philosophie de Léon Brunschvicg manifeste sous une autre forme ce désir de conversion, et sous une forme particulièrement caractéristique. La vue des progrès inouïs de la science et des techniques, qui transforment les conditions et jusqu’au rythme de notre vie, amène à une sorte d’idolâtrie de la science et de l’industrie, considérées comme capables de satisfaire tous les besoins de l’homme. Mais, à considérer les bienfaits extérieurs de la science, on oublie le principal, à savoir le gigantesque effort de ceux qui ont inventé et inventent la science : c’est cette initiative propre au génie de l’Occident que Léon Brunschvicg considère comme la réalité spirituelle authentique. Elle consiste avant tout dans cette conscience intellectuelle dont la plus grandiose manifestation est la physique mathématique des temps modernes ; ce n’est pas en se laissant aller passivement au fil de l’expérience, ce n’est pas non plus en déduisant logiquement des propositions nouvelles de principes établis une fois pour toutes, que l’esprit humain a fait cette découverte : l’histoire de la science, où Brunschvicg prend ses témoignages, nous montre une intelligence qui est à la fois créatrice et critique, capable d’inventer et simultanément de justifier la vérité de ces inventions. La science est donc tout autre chose qu’un ensemble de recettes pour le bien-être de l’homme ; elle est avant tout exigence de vérité, et Brunschvicg voit en elle le principe authentique de toute vie spirituelle ; il termine son œuvre en souhaitant que l’homme « sache transporter dans le domaine de la vie morale et de la vie religieuse cette sensibilité au vrai défiante et délicate, qui s’est développée en lui par le progrès de la science et qui est le résultat le plus précieux et le plus rare de la civilisation occidentale ».

Je pourrai montrer par bien d’autres exemples, entre autres celui d’Eucken en Allemagne, de Bradley en Angleterre, de Croce en Italie, quelle fut, au début de notre siècle, la force du mouvement spiritualiste, et, en même temps, sa variété d’aspect. Disons que, à cette époque, on considère l’esprit non pas comme un résultat mais comme un principe ; on voit la vanité de toutes les analyses réductrices qui essayent de fabriquer le complexe avec des éléments simples. Mais, d’autre part, on veut un spiritualisme positif, qui ne se contente pas d’affirmations générales ; et on l’obtient par une sorte de retournement, d’inversion. La donnée immédiate n’est plus la sensation superficielle, mais le moi profond ; la religion n’est pas un produit de l’histoire, mais un principe de destinée ; la science est considérée non pas dans son utilisation pratique, mais dans sa portée spirituelle : autant d’inversions qui ont orienté la pensée philosophique de nos jours en des voies nouvelles.