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Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 15-21).

Chapitre III

UNE NOUVELLE MÉTHODE :
LA PHÉNOMÉNOLOGIE

Les expressions : « Phénoménologie, Analyse phénoménologique » sont devenues des plus courantes chez les philosophes modernes de tous les pays. Elles se réfèrent à un mouvement de pensée inaugurée en Allemagne par Husserl. La doctrine ou plutôt la méthode qu’a exposée Edmund Husserl est certes d’intelligence difficile ; il n’a pas publié la suite qu’il avait promise au tome Ier des Idées directrices de la Phénoménologie pure qui date de 1913 (ouvrage qui vient d’être si heureusement traduit en français par M. Ricœur) ; et la masse de ses manuscrits qui sont en dépôt à la bibliothèque de l’Université de Louvain et qui contient peut-être quelque éclaircissement reste encore en grande partie inédite. Husserl s’est souvent plaint lui-même d’être mal compris, et les interprètes les meilleurs ne sont pas tous d’accord sur sa pensée ; mort peu après la guerre, en 1945, après avoir eu depuis 1933, dans des circonstances difficiles, une attitude digne d’un philosophe de race, il a exercé, malgré cette obscurité, une influence si étendue et si profonde, qu’il est impossible de rien comprendre aux mouvements variés qui agitent la pensée contemporaine sans en tenir compte. Aussi vais-je tâcher de faire saisir, au moins sous certains aspects, le sens de cette révolution.

L’objet de ma causerie sera moins la pensée de Husserl, avec toutes ses variations, que le sens de l’influence qu’elle a exercée, et les mouvements, plus ou moins indépendants de lui qui l’ont confirmée.

Husserl définit la phénoménologie non comme une acquisition de connaissances nouvelles venant s’ajouter aux anciennes, mais comme un changement de perspective ou (autant qu’on peut traduire son allemand) comme « une direction de notre regard se détournant des réalités expérimentées vers ce caractère même d’être expérimentées[1] ». On peut l’expliquer ainsi : dans la connaissance naturelle, par une sorte de fascination (tel était le mot de Plotin pour désigner la connaissance sensible), notre appréhension d’un objet se perd, en quelque sorte dans l’objet lui-même et notre attention se détourne de l’appréhension elle-même ; ni plus ni moins que pour Plotin la tâche de la philosophie est pour Husserl, de se dégager de cette fascination, si différente d’ailleurs que soit l’issue de cet effort, quoiqu’il s’agisse chez l’un comme chez l’autre d’un changement de direction du regard intellectuel.

Pour faire comprendre le sens de cette ascèse que nous demande Husserl, le mieux sera, je crois de prendre un exemple. Je viens de voir devant moi le frémissement des feuilles d’un arbre agité par le vent ; c’est du moins ainsi que j’exprime mon expérience ; mais dans cette expression, je me réfère à l’arbre, au vent qui l’agite ; j’ébauche une explication physique de phénomène. Je puis même la pousser plus loin et dans le même sens, faire appel aux lois de l’équilibre selon lesquelles les feuilles oscillent, aux lois de la propagation de la lumière, à celles de l’impression lumineuse et de la transmission de l’influx nerveux, que sais-je encore ? Mais je veux maintenant laisser de côté toutes ces réalités physiques, que j’ai construites grâce à mon expérience passée et à la physique que j’ai pu apprendre, et toute cette explication qui repose sur l’interaction d’objets que je conçois existant en dehors de ma perception. Je veux m’en tenir à ce qui apparaît, au phénomène, à ce frémissement pur, à cette impression vécue, à ce flux ; mais dans cette description, je ne puis, contrairement au physicien, qui ne pense que les choses extérieures, détacher cette impression de mon corps et de ma conscience qui l’éprouve ; je la vis comme une présence simultanée, comme une coprésence, de moi-même et des choses, sorte de relation d’un genre unique, très différente de la relation de causalité, puisque, en appelant monde ces flux innombrables d’impressions vécues, je ne puis me passer du monde pas plus que le monde de moi. C’est par abstraction que, prenant le regard du physicien, nous isolons le moi de son incarnation dans le corps, et le corps de sa présence au monde, et les objets du monde les uns des autres. L’ascèse husserlienne consiste non pas à supprimer ce monde du physicien, mais, comme dit Husserl, à le mettre entre parenthèse, à le mettre hors circuit, c’est-à-dire à libérer notre regard pour cette analyse du purement vécu.

Je voudrais insister sur l’importance de ce changement de direction. La philosophie a longtemps pris pour modèle les sciences exactes, c’est-à-dire celles qui, opérant sur des concepts parfaitement définis, peuvent procéder par déduction. Or, le vécu, qui est fluent, n’est pas susceptible de définition ; il peut être seulement décrit. Étant science des phénomènes, la phénoménologie ne peut davantage s’appuyer sur les sciences de la nature qui construisent un monde d’objets réels fixes, réagissant les uns sur les autres. Avec cette nouvelle méthode, la philosophie devient donc une science purement descriptive, ce qui ne l’empêche pas d’être rigoureuse. Nous sommes bien actuellement aux antipodes des longues chaînes de raisons que Descartes voulait introduire dans la philosophie. Les œuvres philosophiques les plus marquantes de nos jours évitent ces constructions de concepts qu’on reproche traditionnellement aux philosophes pour aller, comme dit Husserl, « aux choses elles-mêmes ».

Il y a là des modifications dans le train de vie spirituelle, dont on a assez aisément l’impression quand on songe au discrédit des philosophies antérieures, mais qu’il n’est pas aisé de définir.

Voyons d’abord ce que l’on ne trouve plus chez les philosophes d’aujourd’hui :

1o C’est d’abord l’analyse des états intérieurs, considérés comme un monde à part dans lequel le moi se retrancherait ; non pas que le moi ne soit pas présent ; il est même présent plus que jamais, mais non pas de la même façon. Que l’on compare si l’on veut, le Journal intime d’Amiel au Journal de Métaphysique de Gabriel Marcel ; dans les deux cas, le moi est en scène ; mais chez Amiel, le moi revenant sur lui-même et ne voulant pas se quitter retombe à tout moment dans son propre vide ; d’où cette impression de ressassement perpétuel qui ne peut s’atténuer que par le récit de quelque événement extérieur. Au contraire, les analyses de Gabriel Marcel, qui est d’ailleurs pleinement original et indépendant de Husserl, sont enrichissantes parce qu’il envisage le moi concret, qui n’existe que dans son rapport avec une réalité qui le dépasse : c’est un axiome de cette philosophie que toute conscience est, comme on dit, intentionnelle, c’est-à-dire vise un objet, et un objet qui n’est pas un état intérieur mais qui est lui-même présent. L’analyse phénoménologique n’est que l’analyse de ces visées.

2o Ce que l’on ne trouve pas non plus dans ces philosophes, ce sont les préliminaires considérés naguère comme indispensables, et en particulier cette théorie de la connaissance qui doit définir a priori les puissances et les limites de notre esprit. Déjà Bergson l’avait condamnée ; et ce qui frappe chez lui, mais encore plus chez les plus récents, c’est une sorte de prise directe des problèmes, qui nous met de suite en pleine réalité, et pour ainsi dire en pleine aventure. Philosophie et science marchent ici du même pas, refusant l’une comme l’autre de se laisser arrêter par quelque théorie de l’univers prétendue définitive.

3o Ce que l’on ne trouve plus enfin, ce sont les théories générales qui expliquent les phénomènes complexes par la liaison des phénomènes simples, comme l’associationnisme, ou la théorie de la synthèse mentale ; car ces théories impliquent la réduction de toute réalité à un fait mental, réduction impossible si la conscience est toujours visée de quelque chose ; le fait mental est une véritable abstraction.

Prétention à la connaissance de soi, esprit critique, esprit systématique, voilà donc les traits considérés comme essentiels à la philosophie que fait disparaître la pratique de cette méthode de description intuitive qu’est l’analyse phénoménologique.


  1. Phänomenologie und Psychologie, édit. Van Breda, p. 488.