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Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 30-37).

Chapitre V

UNE NOUVELLE THÉORIE PSYCHOLOGIQUE :
LA PSYCHANALYSE

L’Abrégé de Psychanalyse, récemment traduit en français[1], où son auteur, Sigmund Freud, a condensé les principes de sa doctrine, contient dans son Avant-Propos, les lignes suivantes : « Les enseignements de la psychanalyse résultent d’un nombre incalculable d’observations et d’expériences et quiconque n’a pas réalisé soit sur lui-même, soit sur autrui, ces observations, ne saurait porter sur elles de jugement indépendant. » Voilà qui doit rendre prudent. La psychanalyse est une partie de la médecine ; c’est une méthode thérapeutique destinée à guérir ces malaises mentaux relativement légers qu’on appelle des névroses ; et elle semblerait devoir être réservée aux médecins, tout comme l’étude du cancer ou de la tuberculose. Il y a pourtant une nuance : il s’agit d’affections mentales, de maladies de l’esprit, et l’esprit est justement le champ d’études du philosophe. On a souvent reproché à la philosophie de ne connaître que l’homme adulte, civilisé, normal et de race blanche. C’est un reproche qui, depuis longtemps, n’est plus mérité : en fait, les plus récents progrès de la philosophie dans l’étude de la nature humaine, sont dus à la psychologie de l’enfant, aux recherches des ethnographes sur les sociétés dites inférieures, à la connaissance plus précise des civilisations orientales, et enfin et en particulier à la pathologie mentale. La philosophie ne peut se désintéresser de cette médecine des âmes qu’est la psychiatrie : nous avons sur ce point en France une très longue tradition qui remonte à Maine de Biran, qui a eu des représentants remarquables chez ces philosophes psychiatres qu’étaient Pierre Janet, Georges Dumas, Charles Blondel, et qui continue brillamment de nos Jours. Il est donc indispensable, pour bien apprécier le mouvement philosophique de notre temps, de voir quel est l’apport de la psychanalyse.

Disons tout de suite qu’elle pose d’une manière neuve un vieux problème qui paraissait complètement périmé depuis des siècles, et qu’on pourrait appeler le problème des frontières de l’âme ; elle cherche une solution positive à ce problème. En gros, depuis Descartes, la philosophie moderne admet volontiers que la conscience est coextensive à l’âme ; que psychique et conscient sont une seule et même chose. Il n’en était pas ainsi aux yeux des philosophes grecs : la conscience actuelle, celle des réalités sensibles, celle des passions qui nous agitent intérieurement, celle de la volonté et du jugement, n’est pour eux qu’un aspect accidentel et passager de cette réalité qui est l’âme ; la conscience nous laisse ignorer le milieu spirituel infiniment plus vaste dans lequel baigne notre âme ; et la philosophie d’alors, celle de Plotin par exemple, est une véritable psychanalyse, c’est-à-dire un ensemble des procédés destinés à nous faire pénétrer dans ces régions obscures pour nous, lumineuses en soi, où notre âme a son éternel fondement ; c’est une thérapeutique qui tend à nous remettre, dans notre âme, au niveau d’où nous sommes tombés. Il serait bien intéressant (mais ce n’est pas mon sujet) de voir tout ce qui a pu rester de ces vues, malgré le dualisme cartésien, dans la pensée moderne.

Ce qui est sûr, c’est que Freud, en dehors de toute influence directe, les reprend, « en niant énergiquement l’assimilation du psychique au conscient. Non, dit-il, la conscience ne constitue pas l’essence du psychisme, elle n’en est qu’une qualité et une qualité inconstante, bien plus souvent absente que présente » (p. 20). Si Plotin a été amené à cette conclusion par son pessimisme qui lui faisait voir dans la vie terrestre une situation anormale et pathologique, c’est aussi en partant de la pathologie des névroses et en voulant rétablir l’âme dans son état normal que Freud est arrivé à sa conception personnelle du psychisme inconscient. Il est donc utile de savoir comment il conçoit l’état normal : la fonction normale du moi est, selon lui, dans une bonne adaptation à la fois à nos besoins, au monde extérieur et aux obligations morales. Le moi, pour être normal, doit donc nous protéger contre les dangers en découvrant « le moyen le plus favorable et le moins risqué d’obtenir une satisfaction pour nos besoins », compte tenu à la fois du monde extérieur et des exigences morales ; l’état normal, c’est en somme une adaptation non pas mécanique, mais sans cesse variable, qui fait songer à ce que Pierre Janet appelle le sens du réel. Dans cet état ordonné, où tout est réglé avec juste mesure, la question du psychisme inconscient ne se pose pas ; le moi, maître de lui-même, tout entier tendu vers le présent et l’avenir, ne songe pas du tout à son origine ; comme le dit Freud (p. 28) « une étude des états normaux, stables, ne nous apprendrait pas grand chose ». Mais supposez cet équilibre diminuant ; supposez un de ces besoins exacerbés, cherchant à se satisfaire de toutes les manières, en dépit des circonstances extérieures et du frein moral : supposez aussi que le moi conscient soit dans l’ignorance de la nature et de l’origine de ce besoin, alors il ne sent en lui que le déséquilibre et la désadaptation ; alors naît la névrose qui, d’après la psychanalyse contient un curieux mélange de savoir et d’ignorance ; elle est faite d’angoisse devant un danger inconnu, d’un sentiment de culpabilité se rapportant à une faute qu’on ignore d’une sorte de politique inconsciente qui aboutit d’une part à des symptômes schizophréniques (c’est-à-dire la perte de contact avec autrui et le monde extérieur), d’autre part à des rêves qui donnent une satisfaction illusoire au besoin cause de tout le mal, en le dissimulant et en l’assouvissant à la fois. Qu’on lise dans cet extraordinaire document qu’est le Journal d’une schizophrène publié récemment par Séchehaye[2], la vie faite de luttes, de souffrances indicibles, de pauvres joies que mènent ces malades.

C’est à partir de la cure psychanalytique dont le trait essentiel consiste à inviter le malade, dans les séances qui lui sont consacrées, à dire au médecin avec une franchise totale toutes les idées qui lui viennent, en laissant son esprit errer librement, que Freud a découvert les deux hypothèses fondamentales qui constituent la doctrine psychanalytique : 1o Cette cure lui a révélé que les besoins ou instincts avaient leur origine dans une région psychique distincte du moi et se manifestaient dans la conscience seulement par des pulsions ; que les freins moraux provenaient d’une région également séparée du moi et aussi des besoins à la satisfaction desquels ils s’opposent : en somme il y a trois régions psychiques : le ça (das Dies), besoins impersonnels qui s’imposent à tout individu et cherchent une satisfaction inconditionnelle, le moi qui est avant tout la fonction d’adaptation au réel, le super-ego ou surmoi qui freine la satisfaction des besoins ; 2o Ces deux antagonistes, le ça et le surmoi sont en eux-mêmes inconscients.

Il reste seulement, avec ces deux hypothèses, nées de l’observation de la névrose, à expliquer l’origine de la névrose. C’est là qu’est la partie la plus connue, et peut-être la plus contestable de l’œuvre de Freud. Toute névrose est selon lui un cas d’infantilisme, c’est-à-dire le retour à une situation d’enfance incompatible avec la vie de l’adulte. Cette situation est oubliée du sujet, et la cure psychanalytique n’a d’autre objet que d’en ramener le souvenir. Le malaise névrotique disparaît alors avec la conscience que l’on en prend.

Cette thérapeutique a amené la psychanalyse à des découvertes tout à fait capitales sur la psychologie de l’enfant. Disons d’un mot en quoi elles consistent. À lire les travaux classiques qui paraissaient sur la psychologie de l’enfant, il y a un demi-siècle, comme ceux de Preyer, on s’aperçoit qu’ils sont dominés par le souci d’observer chez l’enfant ce qui prépare l’adulte ; on postule qu’il y a seulement une différence d’échelle entre les facultés de l’enfant et celles de l’adulte. Pourtant l’état adulte qui commence avec la puberté est séparé de l’enfance par le développement de la vie sexuelle. Or, les psychanalystes soutiennent que cette vie sexuelle existe, mais sous une autre forme, dès la naissance. Éros domine l’enfant comme il domine l’adulte ; l’enfant le satisfait par des moyens infantiles ; la fameuse légende d’Œdipe qui montre Œdipe, à son insu, époux de sa mère et meurtrier de son père, est comme un symbole de cet état où l’enfant a la nostalgie du sein maternel d’où il sort et ressent une sorte d’hostilité pour le père qui représente l’obstacle à ses désirs : tel est le « complexe d’Œdipe », composé d’Éros et d’agressivité, qui sont les deux instincts fondamentaux de tout être humain dès sa naissance, le ça qu’il apporte avec lui. Normalement, le complexe d’Œdipe se résout avec le début de la vie sexuelle de l’adulte ; mais s’il n’est pas résolu, si l’état infantile persiste dans l’inconscient, alors se produisent les ravages d’une névrose qui guérira dès que le malade en aura pris conscience.

Concluons : à voir dans son ensemble la méthode de la psychanalyse, on est frappé de sa convergence avec la phénoménologie et la psychologie de la forme. On pourrait l’exprimer ainsi : ce que l’on cherche dans tous les domaines, ce qui est le donné premier, ce sont des structures et non des éléments. Nous en avons un exemple frappant dans la psychanalyse : dans la tradition condillacienne, l’analyse devait nous dévoiler les éléments avec lesquels le psychologue pourrait construire les faits complexes, mais la psychanalyse a pour effet au contraire de détruire les végétations parasites et de libérer la structure normale.

C’est la pensée qu’a exprimée profondément Thomas Mann dans Le Docteur Faustus : « Une force de vie qui se discute et s’analyse soi-même s’abolit, et la seule existence véritable est celle qui existe directement et inconsciemment » (p. 147).


  1. P. U. F., 1949.
  2. P. U. F., 1950.