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Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 22-29).

Chapitre IV

UNE NOUVELLE PSYCHOLOGIE :
LA PSYCHOLOGIE DE LA FORME

Un des traits marquants de la philosophie de notre temps, qui ne doit pas être oublié dans le jugement que nous porterons sur elle, c’est la convergence de mouvements de pensée d’origine indépendante. Nous voyons une pareille convergence entre la phénoménologie, dont j’ai parlé il y a huit jours et la psychologie de la forme (en allemand Gestaltpsychologie) dont je veux vous entretenir aujourd’hui. Ce mouvement parti des laboratoires de psychologie d’Allemagne, s’est développé aux États-Unis où sont passés ses principaux représentants allemands, Wolfgang Köhler, et Karl Koffka, auteurs l’un et l’autre de traités parus en 1929 et en 1935 ; mais il est aussi représenté en France principalement par Paul Guillaume, dont la Psychologie de la forme a paru en 1937 : mouvement de grande ampleur dont on commence seulement à voir l’universelle portée. Or, comme la phénoménologie, il résulte avant tout d’un regard autrement dirigé, d’un changement de perspective, et tout à fait analogue, s’il est vrai, selon la formule de M. Guillaume, qu’il est « simple retour aux faits observés sans prévention, pure description phénoménologique » (p. 143). La prévention qu’il condamne ici et dont il veut nous garder, c’est elle qui a régné en psychologie depuis Condillac jusqu’à nos jours.

Rappelons en quoi elle consistait : Condillac avait cherché à déterminer le fait mental élémentaire qui, en se composant avec lui-même, devait produire les faits complexes. Il fallait donc d’abord trouver les faits élémentaires, et ensuite chercher le lien qui les groupe. On trouvait le fait élémentaire de la connaissance dans la sensation et dans l’image mentale qui la reproduit et l’on pensait avoir dans les lois d’association, selon lesquelles les sensations ont la propriété d’évoquer des images et les images de s’évoquer mutuellement, une explication et une genèse des phénomènes intellectuels les plus élevés. Quant à l’activité, on prenait pour fait élémentaire l’acte réflexe ; l’acte instinctif et même l’acte volontaire devaient naître d’une combinaison de réflexes.

On voit l’esprit de la doctrine : expliquer la genèse des phénomènes complexes par l’addition ou la sommation d’éléments simples. Mais par la seule addition des éléments, on ne peut expliquer comment ces éléments entrent dans une structure ; réduire les faits psychologiques complexes à une addition d’éléments, c’est un peu comme si l’on disait que la cathédrale de Paris est un tas de pierres posées les unes sur les autres. Nous avons en effet à un bout des sensations et des images, à l’autre bout des faits complexes tels que la perception des objets, les actes volontaires, les raisonnements, d’une part une matière muable, changeante au hasard des impressions, d’autre part des formations relativement stables, dans lesquelles la conscience est maîtresse d’elle-même.

L’association n’est sûrement pas l’architecte qui nous permettra de passer des impressions à ces formations stables ; car elle dépend elle-même du hasard ; on la voit fonctionner dans le rêve, dans la rêverie, dans des états mentaux vagues et mobiles qui contrastent avec les solides structures de notre mentalité. Dire le contraire, c’est comme si l’on nous proposait de composer un mot d’une langue étrangère et complètement inconnu pour nous, en nous donnant les lettres qui le composent : nous ne pourrons faire l’opération avec succès que si nous connaissons d’abord le mot. De même, il faut ici connaître le tout avant de chercher comment se sont combinées les parties. Il faut même aller plus loin et dire que cette combinaison est un pseudo-problème : car j’ai supposé que nous avions au départ des sensations élémentaires ; or ces éléments sont une fiction ou tout au moins un produit de l’abstraction : ce qui nous est donné dès l’abord, ce sont des ensembles structurés, des formes dont les éléments sont relativement arbitraires.

Voici par exemple une mélodie ; elle est faite de sons, mais elle a dans l’ensemble une individualité, une unité ; elle se laisse parfaitement reconnaître si la mélodie est transposée dans un autre ton bien qu’il n’y ait pas un seul son qui, dans la transposition, ne soit modifié ; la forme loin d’être le produit des éléments en est donc indépendante. Voici encore un exemple simple : la perception des objets extérieurs dépend si peu des impressions sensibles qu’une personne qui s’éloigne de nous ne nous paraît pas se rapetisser, alors que l’image rétinienne diminuant, il semble que la perception devrait en faire autant ; dira-t-on que ce rapetissement n’a pas lieu parce que nous savons que la personne ne devient pas plus petite et que nous corrigeons notre sensation par notre savoir ? Qu’on essaye de se représenter la vision de cauchemar qui serait la nôtre, si réellement les grandeurs variaient pour nous comme celle des images rétiniennes des objets. C’est là une vue purement a priori et arbitraire. Dans un autre domaine, celui de l’action, la psychologie de la forme fait voir à quelles complications impossibles on arrive si on fait de l’instinct une chaîne d’actes réflexes, ce qui supposerait des connexions anatomiques existant, d’avance ; or pareille thèse est incompatible avec les faits bien établis de la plasticité de l’instinct ; l’oiseau qui construit un nid ne fait pas une série de mouvements qui s’engendrent les uns les autres ; il suit un plan qui admet toutes sortes de variantes. Mais c’est en particulier l’étude de l’intelligence qui a été libérée par cette psychologie de la forme ; les psychologues de l’ancienne méthode paraissaient assez disposés à laisser cette étude à la logique et à la théorie de la connaissance ; ils n’allaient guère plus loin qu’à des phénomènes intellectuels élémentaires ; il leur était à vrai dire impossible de passer des consécutions empiriques aux jugements réfléchis et des similitudes d’images aux idées et aux catégories universelles : la psychologie d’analyse s’arrêtait devant ces problèmes. Les études de Jean Piaget, inspirées par l’esprit sinon par la lettre de la psychologie de la forme, manifestent, mieux que tout autre ce qu’elle apportait de nouveau[1]. Il se pose le problème de la genèse de l’intelligence, mais dans un sens tout nouveau. Il ne s’agit plus pour lui de faire naître l’intelligence de ce qui n’est pas déjà intelligence, mais de montrer par quelle gradation, la structure restant exactement la même, l’intelligence passe des formes inférieures dont on observe la naissance chez l’enfant à des formes supérieures ; il y a là tout un champ d’études positives et précises qui néglige entièrement les pseudo-explications de la psychologie antérieure. Lorsque Piaget définit l’intelligence par la réversibilité, c’est-à-dire la possibilité pour l’esprit de grouper les données de l’expérience dans un sens autre que celui où elles ont été perçues, la définition s’applique aussi bien à l’enfant qui, à partir de 5 ans, comprend que la quantité d’un liquide reste la même, quelle que soit la forme des vases où on le verse successivement, qu’aux mathématiciens qui découvrent les correspondances les plus cachées.

Cet esprit de la philosophie de la forme domine peu à peu partout : en esthétique, chez Malraux[2], quand il dit qu’un art vient toujours d’un autre art et jamais directement de la nature, en sociologie, chez Cl. Lévi-Strauss, quand il affirme, dans Les structures élémentaires de la parenté qu’ « aucune analyse réelle ne permet de saisir le passage entre les faits de nature et les faits de culture », voyant, par conséquent, l’un dans l’art, l’autre dans la culture, une forme ou structure qui peut être décrite, mais non réduite.

Pour achever de donner l’idée d’un mouvement d’une telle portée, il faut indiquer en dernier lieu ce qui a sans doute été premier dans les préoccupations de la doctrine, c’est l’isomorphisme, c’est-à-dire l’existence de formes qui peuvent être les mêmes dans des régions du réel fort différentes. J’en emprunterai un exemple à un livre de Köhler encore peu connu en France, La place de la valeur dans un monde de faits. Je rappelle que les mots « forme » ou « structure » s’appliquent d’abord à des réalités physiques ; mais en le transportant aux réalités mentales, on fait peut-être plus qu’user d’une simple image ou métaphore. L’on peut remarquer en effet que, selon le principe de Le Châtelier, « si un changement se produit dans un des facteurs qui déterminent une condition d’équilibre, l’équilibre se modifie d’une manière qui tend à annuler l’effet de ce changement », c’est-à-dire que la force a une structure telle qu’elle exige la conservation de l’équilibre, qu’elle tend au meilleur équilibre et qu’elle tend à le rétablir là où il est troublé. Si nous songeons maintenant qu’une valeur humaine, telle que l’idéal moral, exige une satisfaction et la satisfaction la plus haute, et qu’elle tend, d’une manière ou d’une autre, à se satisfaire contre les circonstances qui s’y opposent, nous verrons en quoi consiste cet isomorphisme qui certes, ne réduit pas une forme à une autre, mais cherche à déterminer comme une allure générale qui convient à l’une et l’autre[3].

La forme ou structure pourrait donc bien atteindre l’essence même de l’être autant matériel que spirituel : telle est la conclusion de la philosophie de la forme.


  1. Psychologie de l’intelligence, Paris, A. Colin, 1947.
  2. La psychologie de l’art.
  3. Cf. Revue philosophique, 1950, p. 180, l’analyse du livre par Mme Wencelius.