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Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 75-81).

Chapitre XI

LA CRITIQUE DES PRINCIPES

Les principes désignent, dans les sciences comme dans la morale, des propositions premières considérées comme des points de départ nécessaires en toute recherche, par exemple les axiomes en géométrie, le principe du déterminisme universel en physique, l’absolu du devoir en morale. De là cette affirmation de la scolastique : « On ne doit ni douter des principes ni en discuter. » De ces principes, beaucoup de philosophes, à l’exemple de saint Augustin, faisaient des vérités éternelles qu’ils rattachaient à Dieu. Assurément, il y a eu, avant notre époque bien des philosophes sceptiques. Mais leur doute porte non pas sur le rôle que les principes ont à jouer dans la connaissance ni même sur leur certitude, mais bien plutôt sur l’impossibilité pour l’esprit humain de voir d’où leur vient cette certitude. Ainsi Hume ne contestait pas le principe de causalité, mais cherchait plutôt à expliquer pourquoi un principe qui n’a pour lui ni l’évidence ni l’expérience est pourtant employé avec une assurance si soutenue.

Dans la crise des principes, à laquelle on assiste depuis le début du siècle, il s’agit de tout autre chose que d’un doute sceptique ce qui est en question, c’est le rôle même et la fonction des principes. Il ne s’agit plus d’une origine des principes qui les garantirait, mais bien de leur place dans la structure de la connaissance. Jusqu’à une date récente, les philosophes définissaient l’intelligence comme étant l’ensemble des principes, et ils essayaient, dans une théorie des catégories, d’en établir systématiquement la liste. De leur côté, les logiciens posaient, au début de la science, un certain nombre de principes inattaquables sur lesquels il n’y avait pas à revenir. En un mot, ils isolaient les principes : la connaissance, dans son développement, avait besoin des principes, mais ils n’avaient pas besoin, eux, de ce développement ; c’était pour ainsi dire des propositions aristocrates qui menaient tout et que rien ne menait. Or c’est cette position exceptionnelle des principes qui est aujourd’hui attaquée. L’abandon du point de vue traditionnel vient à la fois des études des psychologues modernes sur l’intelligence et des observations de la philosophie des sciences sur les transformations récentes dans les sciences mathématiques et physiques aussi bien que dans les sciences morales et politiques.

Toutes ces vues nouvelles auraient besoin, pour être exposées complètement, de détails techniques dans lesquels je ne puis entrer. Je voudrais en indiquer suffisamment les tendances pour faire voir comment elles concordent avec celles que j’ai fait ressortir dans les autres parties de la philosophie.

Je dirai d’abord un mot de la transformation de la psychologie de l’intelligence chez le Suisse Jean Piaget, le Français Henri Wallon, l’Américain Köhler. Leur point de départ a été, semble-t-il, dans les vues de Bergson sur l’intelligence. Bergson avait montré que l’intelligence est inséparable des réactions motrices par lesquelles, dans une situation donnée, nous nous adaptons au réel ; l’intelligence n’est donc pas une connaissance immaculée, pour parler avec Nietzsche, mais une fonction d’adaptation au réel où le corps, ne serait-ce que par le langage, prend une part égale à celle de l’esprit. M. Piaget, qui a étudié de si près l’intelligence enfantine, a souligné le caractère opératoire de l’intelligence : il a montré en particulier comment un principe tel que la conservation de la quantité de matière dans le changement n’était pas du tout évident, mais ne pouvait être atteint que par l’expérience de changements inverses l’un de l’autre. La réversibilité des opérations, c’est-à-dire la possibilité de retrouver le point de départ en inversant l’opération, qui, pour M. Piaget, est le caractère fondamental de l’intelligence, ne peut être atteinte que dans une activité réelle et effective. Cette conception activiste et militante de l’intelligence a pour effet de détrôner les propositions privilégiées qui prétendaient avoir une évidence à elle propre et d’affirmer en tout, suivant la belle formule de M. Piaget, la « victoire de l’opération sur l’intuition ». L’intelligence fonctionne d’un bloc, et se soucie peu des analyses aristotéliciennes qui s’efforçaient de décanter, pour ainsi dire, ces troubles opérations, pour obtenir quelques propositions limpides.

La conception de l’intelligence des psychologues est en corrélation étroite avec celle qui dérive de cet examen critique des sciences qui, actuellement, intéresse les savants tout autant que les philosophes ; car nous n’en sommes plus au temps où les savants faisaient la science, tandis que les philosophes légiféraient sur elle ; c’est dans le travail scientifique lui-même qu’on peut saisir la légitimité de la science, tout comme c’est dans la jurisprudence que naissent et s’élaborent les lois nouvelles. Si d’ailleurs les mathématiciens d’abord en sont venus à s’occuper des principes en une science où leur évidence paraissait leur donner une consécration définitive et sans appel, c’est par une nécessité inhérente au développement même de leur science. Dès avant le milieu du xixe siècle, la création des géométries non-euclidiennes les amenait à conclure que le postulat d’Euclide était réellement un postulat, c’est-à-dire en dépit de l’évidence intuitive qu’il paraît posséder, une proposition qu’Euclide implorait qu’on lui accordât pour qu’il pût établir ses démonstrations. Les géomètres la lui refusèrent et bâtirent, sur deux autres postulats, deux autres géométries dont la cohérence était égale à celle de la géométrie euclidienne. On en conclut que la géométrie est un système hypothético-déductif, c’est-à-dire un système qui laisse libre le choix des principes dont aucun ne se recommande par une certitude spéciale et propre. L’on pouvait croire, il est vrai, à l’époque où Riemann et Lobatchevski inventèrent les géométries non-euclidiennes, que la géométrie euclidienne avait ce privilège d’être celle de l’espace donné dans l’expérience, tandis que les géométries non-euclidiennes étaient des constructions purement logiques ; on ne peut le croire depuis le début de notre siècle, depuis que la physique d’Einstein a montré que l’espace courbe des géométries non-euclidiennes rendait le mieux compte des phénomènes de gravitation.

La victoire sur cette fausse aristocratie des principes donne au savant la liberté dans le choix des axiomes. La seule chose qui lui soit imposée, c’est la cohérence logique des axiomes entre eux et la cohérence des propositions avec les axiomes. De là dans doute une grande variété et de grands débats sur la structure des mathématiques et des sciences en général, depuis le formalisme pur de l’école de Vienne, qui ne voit dans la science qu’un langage dont on doit formuler la syntaxe et où il est question du sens (et non de la vérité ou fausseté) des propositions jusqu’à l’intuitionnisme de Brouwer pour qui l’objet des mathématiques est l’objet réel lui-même dépouillé de ses qualités. Ce que je veux en retenir, c’est la place accordée aux axiomes ; tandis que les uns pensent pouvoir déterminer les axiomes nécessaires et suffisants pour en déduire toutes les propositions mathématiques, les autres veulent seulement aller de l’avant, et, selon qu’ils échouent ou réussissent, remonter à leurs principes pour saisir les conditions de cet échec ou de cette réussite. On le voit, la valeur de principes est jugée non pas en elle-même, mais par une capacité de démontrer qui ne sera saisie qu’à l’épreuve ; la démonstration n’est pas à leur service, ils sont au service de la démonstration.

On pourrait dire la même chose d’un des grands principes de la logique, le principe du tiers exclu, qui s’énonce ainsi : toute proposition a deux valeurs et deux seulement : elle est ou bien vraie ou bien fausse. Lorsque l’on découvre, dans la physique nucléaire, des phénomènes qui ne peuvent s’énoncer selon cette loi, c’est le principe qui doit céder, et l’on imagine des logiques à trois ou même à plus de trois valeurs.

Qu’il me soit permis de me borner à ces courtes indications qui montrent, dans la crise des principes, une orientation de pensée qui doit devenir familière aux auditeurs de ces causeries, à savoir l’aspiration à des vues d’ensemble, la supériorité de tout sur la partie, de la structure sur l’élément, et l’impossibilité de privilégier un élément quel qu’il soit comme s’il pouvait à lui seul contenir le tout. Croire que les mathématiques doivent être entièrement déterminées d’avance par des principes immuables, cela revient au fond à croire que la destinée de la science est, dès le début, absolument fatale et qu’elle n’admet aucun progrès véritable.