Aller au contenu

Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre XII

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 82-89).

Chapitre XII

LE MATÉRIALISME DIALECTIQUE

Dans cette causerie et la suivante, je veux parler de deux mouvements de pensée qui se sont répandus dans le monde non pas par le canal discret d’un enseignement universitaire mais comme deux torrents impétueux et envahissants : ce sont le matérialisme dialectique et l’existentialisme. S’ils ont ce succès, c’est que l’un, qui est la doctrine de Karl Marx, est lié à des conceptions politiques très actives, et l’autre à une mode littéraire. Il est peut-être difficile, mais il est juste de les considérer en eux-mêmes à part de cette liaison, et quoique ce soit sans doute contre leur gré, c’est ce que je vais essayer de faire. Je traite aujourd’hui du matérialisme dialectique.

Matérialisme dialectique, c’est là une expression fort paradoxale ; car la dialectique est liée à l’idéalisme, c’est-à-dire au contraire du matérialisme. Le matérialisme type est le matérialisme français du xviiie siècle, celui d’Holbach, de La Mettrie, d’Helvétius, c’est-à-dire une théorie qui réduit le complexe au simple, l’esprit tout entier à la sensation et la sensation à un mode de la matière qui est la substance de toute chose. La dialectique, sous sa forme hégélienne, part au contraire de l’idée que le simple, c’est l’abstrait, et qu’il ne peut par conséquent exister à part comme substance. Le mot dialectique signifie d’abord art de la discussion ; il suppose deux interlocuteurs qui soutiennent chacun l’opinion contraire à celle de l’autre, la thèse et l’antithèse, en cherchant à les concilier dans une synthèse. La dialectique hégélienne est comme une idéalisation de ces débats : l’esprit pose un terme abstrait, puis il s’oppose à lui-même en posant son opposé ; il retrouve son unité en un troisième moment, qui réunit l’un à l’autre dans une synthèse supérieure ; ainsi de synthèse en synthèse, il progresse peu à peu vers la réalité concrète. On peut dire que, pour la dialectique, la réalité concrète est à la fois le point de départ et le point d’arrivée : mais au point de départ, c’est une chose trouble et confuse, dans laquelle l’esprit ne se reconnaît pas lui-même ; à l’aboutissement, elle est entièrement pénétrée par l’esprit qui l’a reconstruite et voit en elle son œuvre.

Donc le matérialisme est statique et simplificateur, la dialectique est dynamique et idéaliste. Comment et pourquoi Marx les a réunis, voilà le problème.

Entre Hegel et Marx, il y a un intermédiaire dont il nous faut d’abord dire un mot, c’est Feuerbach. Avec tous les matérialistes du xviiie siècle, Feuerbach nie l’origine divine de la religion ; mais il ne croit pas comme eux qu’elle soit une invention des prêtres destinée à dominer leurs semblables ; sa thèse est plus complexe ; selon lui, il y a, dans la religion, une véritable aliénation de l’homme à l’égard de lui-même : ce que l’homme vénère sous le nom de Dieu, c’est lui-même, mais il ne le sait pas, et il faut qu’il ne le sache pas d’abord pour que la religion développe tous ses effets bienfaisants. Mais une fois arrivé à son point de maturité, l’homme reprend le bien qu’il avait développé en l’aliénant ; la philosophie lui fait connaître que l’objectivité de la religion est illusoire et que c’est l’homme qui, par elle, s’adresse à l’homme. Le matérialisme avec Feuerbach prend donc une allure dialectique, puisqu’il consiste non pas à nier, mais à dépasser une opposition ; l’homme après s’être aliéné lui-même, se retrouve spirituellement enrichi.

La dialectique de Marx est à la fois la critique et la continuation de celles de Hegel et de Feuerbach. À la première, il reproche son caractère purement spéculatif ; elle suppose que l’histoire de l’humanité touche à sa fin ; par conséquent le philosophe ne peut en rien transformer le destin de l’homme ni en promouvoir le progrès ; s’il y a dynamisme, c’est seulement dans sa pensée, et au total sa philosophie est un amen au monde tel qu’il est. S’il en est ainsi, c’est que Hegel comme d’ailleurs Feuerbach en restent aux abstractions ; ils croient à tort qu’il existe une vie de l’esprit, séparée de l’histoire effective et que le philosophe peut reconstituer dans sa solitude. Or, Marx ne conteste pas l’existence et l’importance de la morale, de la religion, de la métaphysique et autres idéologies, mais il nie qu’elles soient autonomes. « Elles n’ont pas d’histoire, écrit-il, elles n’évoluent pas ; ce sont au contraire les hommes qui, développant leur production et leur trafic matériel, transforment en même temps leur pensée et ses produits. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience », entendons la vie des hommes pris « non pas dans une chimérique solitude, mais en pleine évolution, concrète, tangible, réelle, dans des conditions déterminées ». En prenant comme principe que la vie spirituelle ne vient pas d’un appel d’en haut, mais est conditionnée par la situation matérielle et sociale, Marx, après Montesquieu d’ailleurs, introduisait une manière de voir dont on ne saurait trop souligner l’importance. M. Lefebvre remarque avec raison[1] qu’on aurait tort d’en conclure que Marx attachait peu de valeur aux idéologies ; sa méthode consiste à prendre les rapports humains dans leur totalité concrète et non pas à les réduire aux rapports économiques.

Que reste-t-il donc de la dialectique après qu’on en a éliminé l’idéalisme ? Il y a encore chez Marx un conflit, mais c’est un conflit de force entre deux classes sociales ; il y a une solution du conflit, mais cette solution est une révolution violente. Le mot dialectique, appliqué à ces luttes effectives est-il plus qu’une métaphore ? Il en reste pourtant le trait essentiel, c’est la notion d’une aliénation qui est en même temps enrichissante et féconde. La thèse de Marx, c’est en effet que l’humanité ne peut se dégager de l’animalité que par une scission intérieure de la société en deux classes opposées, scission qui est elle-même le prélude de l’unité supérieure. De l’unité immédiate à la scission et de la scission à l’unité médiate, voilà bien les trois moments de la triade dialectique : thèse, antithèse et synthèse.

On peut être étonné de voir ainsi introduire une secrète rationalité dans la violence. Le fond de la thèse est l’explication de la scission intérieure qui s’est introduite dans l’humanité. Elle se rattache à un changement dans le mode de production des biens. Dans l’économie primitive, l’homme ne donnait aux biens qu’il produisait qu’une valeur d’usage, à savoir leur utilisation directe pour la satisfaction de ses propres besoins ; les producteurs sont alors isolés ; mais y a-t-il un excédent dans sa production et une déficience dans celle des autres ? Il naît alors une valeur d’échange qui met les hommes en relation les uns avec les autres. Entre ces deux formes de valeur, il y a une opposition dialectique : la valeur d’usage est mesurée par la qualité du produit, qui est sa correspondance aux seuls besoins du producteur ; c’est une valeur concrète et personnelle qui suppose un rapport direct entre le travailleur et son produit. La valeur d’échange, inversement, doit être mesurée par une certaine quantité qui permette de comparer les produits entre eux, abstraction faite de leur qualité propre, c’est donc une valeur abstraite et impersonnelle, où ne compte que la durée du travail nécessaire à les produire. Comment la valeur d’usage engendre d’elle-même et comme ses conséquences nécessaires la division du travail, la concurrence et le capital sous ses trois formes dont la complexité va croissant, le commercial, l’industriel et le financier ; comment s’opère ainsi la scission de l’humanité en classe possédante qui domine et classe non possédante qui est dominée, c’est ce que montre ce livre extrêmement touffu et riche qu’est Le Capital. La marchandise et l’argent apparaissent alors comme une puissance étrangère et objective qui domine l’individu et commande son activité : objectivité fausse et illusoire, puisque la marchandise n’est que le produit du travail dont le travailleur est maintenant l’esclave. Cette objectivité « n’est que la réification de l’activité sociale et des produits du travail en une puissance qui échappe à notre contrôle ». Tel est ce fétichisme de la marchandise, cette aliénation de soi-même. Cette aliénation a été la condition indispensable des immenses progrès que l’humanité a faits. Mais elle a maintenant, selon Marx, déroulé toutes ses vertus, et le temps est venu de la reconnaître comme telle et, en rendant aux travailleurs la propriété effective de tous les produits du travail, de cesser de faire de la machine un spectre qui exploite l’homme afin qu’elle devienne le moyen de satisfaire les besoins humains.

Tels sont les principes de ce matérialisme dialectique, que les disciples de Marx regardent comme une acquisition définitive. Disons du moins que cette dialectique qui, même en dehors du marxisme, préoccupe tant de nos contemporains (voyez par exemple le rôle de la dialectique dans la Philosophie du non de M. Bachelard ou dans les travaux de M. Gonseth sur la philosophie des mathématiques) est un des symptômes les plus significatifs de cette répugnance tant de fois constatée de notre philosophie pour l’abstraction et l’analyse.


  1. Le matérialisme dialectique, 1940, p. 66.