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Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 97-105).

Chapitre XIV

CONCLUSION :
DIRECTION DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

L’éparpillement en sujets très divers de l’exposé que j’ai donné de la philosophie de notre temps, est sans doute un défaut, et l’on eût mieux aimé le développement harmonieux d’une doctrine définie ; il est pourtant conforme à la situation d’une époque qui a moins l’ambition de créer des systèmes d’ensemble que de traiter, avec des méthodes appropriées, des thèmes définis et limités.

Toutes ces méthodes, phénoménologie, psychologie de la forme, psychanalyse, trouvent d’ailleurs leur unité dans l’étude de l’homme, pris non pas dans l’évolution générale de la nature et de l’histoire, mais dans ses rapports concrets et actuels, corps et âme, avec le monde qui l’entoure, avec autrui, avec la réalité trans-mondaine — de l’homme ne découvrant les principes et les valeurs que dans la réalisation effective de la science et dans l’expérience de la vie.

Peut-on, à travers des courants si variés, découvrir quelque trait fondamental de cette doctrine de l’homme ? Cela ne paraît pas impossible à condition de prendre quelque recul.

Au xviiie siècle, l’homme apparaissait aux philosophes comme une nature malléable à volonté, sans structure propre ; on voyait dans l’esprit humain le résultat et en quelque sorte le dépôt d’impressions extérieures qui s’entassaient les unes sur les autres ; et l’on pouvait croire, Helvétius notamment croyait que, en imposant telle ou telle direction aux influences du dehors, l’on arriverait à changer l’homme à volonté. À cet homme noyé dans la nature, on opposait pourtant un homme universel, l’homme de la Révolution, dont les droits sont imprescriptibles, l’homme du criticisme kantien dont la conscience dicte des lois à la nature et reçoit à son tour des lois de la raison pratique. Mais entre l’homme évanescent du matérialisme et l’homme universel et abstrait des révolutionnaires disparaît l’homme concret, celui qui peine dans le temps, rencontrant des obstacles ou des aides dans son milieu naturel ou social.

Le sens du devenir et du milieu, voilà ce qu’a apporté le xixe siècle. La philosophie s’efforce alors de comprendre l’homme en le situant entre le passé et l’avenir dans la chaîne d’un devenir universel, dont il est un moment actuel, de le faire entrer, avec tous ses dons physiques et moraux, dans le circuit total de l’être. Cette philosophie prend des formes très diverses ; avec Auguste Comte, elle apparaît comme une philosophie de l’histoire et une prévision de l’avenir ; avec Hegel, elle a la forme dialectique où l’on voit naître successivement, selon les exigences de l’esprit, passant de l’abstrait au concret, la réalité humaine dans toute sa complexité. Tandis que le matérialisme laissait l’homme s’évanouir dans les choses, cette philosophie le rend esclave d’un devenir dont il n’est pas maître : sous sa forme la plus populaire, l’évolutionnisme de Spencer, elle créait même la dangereuse illusion d’un progrès croissant et d’une supériorité nécessaire du présent sur le passé.

En tout cas, au xixe siècle comme au xviiie, il y avait un divorce évident entre ces constructions philosophiques et la réalité immédiate et vivante de l’homme. C’est la raison pour laquelle se produisait, à la fin du xixe siècle, cette violente réaction qui se manifeste dans le pragmatisme de James et l’humanisme de l’Anglais Schiller. Ils croient l’un et l’autre à une certaine densité du présent humain ; et c’est seulement en fonction d’une activité présente et en raison de leur actualité qu’ils font intervenir le souvenir du passé ou la prévision de l’avenir. Ils ne déduisent pas l’homme comme un objet de spéculation ; ils l’expérimentent et l’éprouvent. Le spiritualisme de Bergson, vers la même époque, se fait également positif ; il ne prétend pas construire, mais seulement élargir l’expérience ; il voit dans l’intuition une expérience, sans doute dirigée autrement que l’ordinaire, mais qui n’est pas moins valable et certaine ; et quand il parle d’évolution, il ne s’agit pas, comme chez Spencer, d’une loi universelle découverte par les physiciens mais bien d’un devenir retrouvé par l’approfondissement de la conscience elle-même.

C’est dans ce mouvement énergique vers le concret (c’est là le titre même d’un bel ouvrage de M. Jean Wahl) qu’il faut chercher l’origine de la philosophie contemporaine. Non pas qu’elle ait suivi aucun des mouvements que je viens d’indiquer ; et si grande que soit sa dette envers eux, il est incontestable qu’ils sont actuellement oubliés ou critiqués et même que l’on a remis en honneur Hegel, qui était leur principal ennemi. Il y avait en effet, dans ces mouvements du début du xxe siècle, un sentiment de triomphe, qui est fort loin de notre époque, et en même temps, une humanisation du style philosophique qui en venait au point d’abandonner comme inutile et nuisible tout le langage technique créé par les philosophies antérieures : en ce point non plus, alors que paraissent tant d’écrits obscurs et semés de termes techniques, notre époque ne se reconnaîtra pas.

On voit pourtant ce qu’elle en a gardé : mettre au centre de la pensée philosophique, le problème concret de l’homme, en refusant l’analyse réductrice et dissolvante, telle que Taine par exemple la pratiquait, tout aussi bien que la synthèse grandiose de Comte ou de Hegel. L’analyse, selon elle, vient se buter au sentiment du réel, d’un réel dont on ne peut dissocier les éléments sans le détruire, et par là elle garde beaucoup de ce sentiment de l’originalité des êtres qui est inséparable du bergsonisme.

D’où vient donc qu’elle rend un son si différent des travaux du début du siècle ? C’est en répondant à cette question que j’achèverai de la caractériser. Que l’on voie bien le contraste : où Bergson trouve des voies de passage, nos penseurs trouvent discontinuité ; là où Bergson considère la discontinuité entre les formes de l’être comme un résultat d’une vue des choses dirigée par la pratique et voit dans le rétablissement de la continuité réelle la tâche de la philosophie, notre philosophie se heurte sans cesse à des discontinuités qu’elle juge infranchissable. Tandis que le motif principal de la philosophie de Bergson est l’élan et le dynamisme, l’idée conductrice de nos philosophes est la structure et la limite. Tous les problèmes dont j’ai parlé en rendent témoignage.

Pour emprunter à la physique une image qui n’a bien entendu qu’une valeur d’image, toutes ces structures sont en général polarisées ; on ne voit pas dans la conscience un vase clos où sont comme enfermés les phénomènes de conscience, mais un pôle dont l’autre pôle peut être, selon les structures considérées le monde extérieur, ou l’autrui, ou le transcendant. À tant d’exemples que j’en ai donnés au cours de ces causeries, j’en pourrais ajouter bien d’autres. Qu’il me soit permis de citer encore les belles recherches de M. Paliard sur la pensée implicite dans la perception de la distance[1]. Classiquement, on considérait cette perception comme acquise grâce à des associations d’images. M. Paliard, par d’ingénieuses expériences, a montré comment elle se fait par une réflexion implicite, où la sensation et la chose extérieure se conditionnent réciproquement comme deux pôles.

Pour continuer l’image, je citerais une parole pénétrante d’un des penseurs les plus éminents de notre époque, Paul Valéry, qui, dans Quelques pensées de Monsieur Teste parle de « cette sorte de champ qui domine ces phénomènes de la conscience — images, idées, lesquels sans lui ne seraient que combinaisons, formation symétrique de toutes les combinaisons ». De même que, dans le champ électrique créé à travers un liquide par le passage du courant de l’anode à la cathode, les ions qui se répartissaient au hasard dans le liquide et par conséquent selon toutes les combinaisons possibles, se dirigent maintenant les uns vers l’anode, les autres vers la cathode, de même les structures de l’être humain sont comme des champs de force qui ordonnent, en les polarisant, les éléments qui tombent dans leur influence.

En dehors de ces champs, il n’y a dans la conscience que ces « produits de déchets » ainsi nommés dans une œuvre récente d’Aldous Huxley, ces rêveries qu’il décrit comme « des permutations et combinaisons mentales constituées pendant que la conscience fonctionne au hasard[2] ».

La philosophie moderne isole et étudie ces champs de force : de là un dernier caractère de notre philosophie que je cite en terminant, c’est le pluralisme, non pas celui des atomistes d’autrefois, mais celui de M. Bachelard par exemple, qui fait plutôt songer à la distinction aristotélicienne des formes.

La pensée philosophique, concluerais-je, quand elle est profonde (et c’est sans doute là une leçon à retenir pour tous) va juste au rebours des réductions simplifiantes et enseigne qu’on ne construit rien avec des principes abstraits. Le mérite de notre pensée moderne est, au milieu de bien des difficultés et des obscurités, de prendre une nette conscience de cette condition essentielle de la philosophie.

Note finale. — J’avais déjà depuis longtemps prononcé et donné à l’imprimeur cette dernière causerie, lorsque j’ai pris connaissance du livre de M. Albert Burloup, De la psychologie à la philosophie[3]. Non seulement ce livre m’a confirmé dans mes yues sur la direction générale de la philosophie, puisqu’il ne peut accepter d’étudier les phénomènes de conscience indépendamment du monde extérieur, mais surtout l’application générale qu’il fait de la notion de champ dans l’interprétation du monde spirituel et du monde matériel vient coïncider avec un résultat qui m’avait été suggéré par un texte de P. Valéry : « Le champ, écrit-il à propos du champ physique, n’est plus une chose mais un système de rapports entre des forces ponctuelles. Le champ va peu à peu éclipser la substance » (p. 154). Et c’est pourquoi on peut parler aussi bien d’un champ psychologique, qui est un comportement systématisé, composé d’un cours de mouvements et d’images, orientés par une tendance. De pareils champs sont pour le psychologue le donné primitif, dont les éléments ne sont isolables que par abstraction. Le champ serait donc la réalité universelle qui dépasse la distinction de la matière et de l’esprit.


  1. J. Paliard, Pensée implicite et perception visuelle, P. U. F., 1949.
  2. L’éminence grise, p. 87.
  3. Hachette, 1950.