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Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre XIII

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 90-96).

Chapitre XIII

L’EXISTENTIALISME

L’être et le temps (Sein und Zeit) de Martin Heidegger en 1927, L’être et le néant de Jean-Paul Sartre en 1943, tels sont les titres des deux ouvrages fondamentaux où se développe cette philosophie existentialiste qui a tant agité le monde. D’après les titres, empruntés à la tradition scolastique, on s’attendrait à y trouver une ontologie abstraite à la vieille manière ; et de fait le livre de M. Heidegger annonce sur ce sujet un second tome qui n’a jamais paru, et le livre de M. Sartre porte en sous-titre : Essai d’ontologie phénoménologique. Pourtant on s’aperçoit vite que le véritable objet de ces livres, ce n’est pas l’être abstrait, c’est l’homme dans son existence la plus concrète, dans son existence quotidienne au milieu du monde et des autres hommes, avec tous les projets et les soucis qui en dérivent, mais aussi dans son existence réfléchie où, le divertissement des occupations quotidiennes cessant, il ressentira l’angoisse du néant qui l’enserre, ne comprenant ni pourquoi ni comment il en est sorti et voyant son existence faite uniquement pour la mort qui l’y replongera.

Les livres traitant de pareils sujets (et il en est beaucoup notamment dans la littérature des sermonnaires) portaient autrefois des titres tels que : « Du sens (ou du non-sens) de la vie », et ils appartenaient à la morale plutôt qu’à l’ontologie. M. Sartre a d’ailleurs indiqué, dans un livre qui porte ce titre que « l’existentialisme est un humanisme ». Il faut donc, je crois, pour bien comprendre l’existentialisme, chercher pourquoi il a identifié cette étude de l’homme à l’ontologie.

Il semble que l’existentialisme est un des symptômes les plus clairs de l’écroulement doctrinal qui caractérise notre époque. Donner un sens à la vie, c’est considérer notre propre vie, dans sa conduite et dans sa direction, comme le moment d’un tout plus vaste qui lui donne sa tâche et comme sa part de collaboration. Il faut par conséquent sortir en quelque manière de son existence pour la voir comme baignée dans une réalité plus ample, que cette réalité soit l’humanité, la famille, la patrie, la science ou tout autre fin. Il nous faut nous sentir enserrés par la réalité, non par le néant ; c’est ainsi seulement que l’homme a une destinée. Mais alors l’ontologie dépasse l’étude de l’existence humaine.

Supposez au contraire que cette sortie de l’existence, ce survol au-dessus de mon existence soit considéré comme un leurre, alors tout ce que j’appelais ma destinée et qui m’élevait au-dessus de moi-même devient affaire de vie quotidienne et colle à mon existence propre ; nul destin ne m’est imposé ni même proposé ; j’ai la liberté d’être ce que je veux. L’ontologie se borne alors à l’existence humaine, à ma propre existence, du moins l’ontologie phénoménologique, celle qui décrit simplement le donné. La révolte, la nausée, voilà le sentiment que produira le faux idéalisme qui nous masque la réalité à nous-même et aux autres.

L’être et le néant de M. Sartre, qui contient tant d’analyses précises et de haute portée, peut se lire comme l’histoire de la série des déceptions que le philosophe rencontre dans cette recherche de l’être.

Première déception : la connaissance de soi-même par réflexion est considérée, par la philosophie française en particulier, comme la source principale de la métaphysique. Or, que nous donne-t-elle réellement ? À vrai dire le néant et le vide. La réflexion, dit-on, est spontanéité ; mais dès que la spontanéité veut se poser comme telle, elle devient un être en soi et cesse d’être pour elle-même. La conscience est un pour soi, une réflexion qui revient sans cesse à elle-même ; si elle croit être en soi ceci ou cela, c’est qu’elle est de mauvaise foi. Chacun de nous joue un personnage qu’il n’est pas ; car s’il l’était réellement, il cesserait d’être pour soi : toujours par conséquent l’analyse nous renvoie au vide.

Deuxième déception : le rapport de la conscience au monde. Notre conscience resterait tout à fait indéterminée, si elle n’était pas conscience de quelque chose ; il est essentiel pour elle, comme le répète M. Sartre après M. Heidegger, d’être un être dans le monde. Le pour soi qui est conscience et l’en soi qui est monde sont inséparables. Comme il n’y a de conscience que du monde, il n’y a de monde que sous la perspective d’une conscience. Mais affirmer cette relation n’est pas admettre le solipsisme idéaliste qui réduit les choses du monde à des modes de notre conscience ; la connaissance est une relation du pour soi avec un en soi, qui est de nature toute différente de lui. Le pour soi va-t-il trouver dans cette relation un appui pour son être ? Nullement : la connaissance est une simple présence de moi-même au monde, mais l’en soi du monde est comme une existence massive qui n’a pas pour ainsi dire d’intérieur et ne se laisse pas pénétrer. Dans un roman de M. Sartre, on voit un de ses personnages considérer avec envie les pierres du Pont-Neuf et souhaiter vainement de partager leur existence. M. Sartre pense qu’un pareil souhait gît au fond de la théologie : car le Dieu des théologiens réunit ces deux conditions ; il est pour soi ce qu’il est en soi ; autrement dit sa conscience est créatrice de son être, et c’est pourquoi le croyant s’efforce de s’assimiler à lui. Mais l’union du pour soi et de l’en soi est une absurdité, et il y a un dualisme irréductible dans cet accouplement indispensable. Nous pouvons utiliser les choses comme des outils selon les propriétés que nous voyons en elles ; mais cet usage ne fait qu’accentuer leur extériorité et leur transcendance.

Troisième déception : nos relations avec autrui. Nous sommes en relation nécessaire non seulement avec le monde mais aussi avec autrui. N’est-ce pas dans les relations avec autrui, dans l’amour comme dans la haine, ou dans la coopération, que le moi va enfin trouver la consistance qu’il cherche ? Or, loin qu’il en soit ainsi, ces rapports, fussent-ils les plus légers, nous forcent à nous aliéner de nous-même. M. Sartre a une bien curieuse remarque à propos de la communication de nos pensées à autrui par le langage. « Le fait même de l’expression, écrit-il, est un vol de pensée, puisque la pensée a besoin des concours d’une liberté aliénante pour se constituer comme objet. » Ainsi voilà mes auditeurs soupçonnés de me voler ma pensée, à cause sans doute de la pression qu’ils exercent sur moi pour me contraindre à l’exprimer en un langage compréhensible pour eux.

En des pages qui sont parmi les plus substantielles du livre, M. Sartre prétend montrer combien est illusoire la confiance qu’inspire un amour mutuel. Il part d’un principe que pourraient contester les partisans du pur amour : l’amour, c’est chez chacun des deux amants la volonté d’être aimé par l’autre ; mais chacun exige que l’autre ait non seulement la volonté d’être aimé par lui, mais la volonté de l’aimer ; il exige donc ce qu’il ne donne pas, ce qu’il ne peut donner puisqu’il cherche en l’autre un appui que celui-ci ne peut lui fournir. En termes ordinaires et non existentialistes, l’amour n’est qu’un jeu d’égoïsmes où chacun compte sur le dévouement de l’autre.

Je n’ai pas besoin de pousser plus loin l’histoire de nos déceptions : connaissance de soi, connaissance des choses, connaissance des autres, tout cela n’arrive pas à remplir le vide béant du pour soi. Toute cette philosophie ressemble à quelqu’un de ces contes cruels que se plaisait à imaginer le cynisme du xixe siècle finissant ; mais elle veut appuyer ses thèses sur la structure même de l’homme, ce qui donne à son pessimisme le ton froid et autoritaire qui est frappant dans cette école, mais ce qui lui confère aussi son actualité, puisque, selon le trait général de la pensée contemporaine, elle ne connaît que l’homme concret où s’unissent indissolublement corps et âme, conscience et monde extérieur, moi et autrui.

Et je n’aurais rien de plus à en dire si la quatrième et dernière partie de L’être et le néant n’indiquait comme une espèce de retournement dans la pensée de M. Sartre, un passage du pessimisme à une espèce de stoïcisme assez inattendu. Il existe en effet pour l’homme des valeurs telles que le bien qui ne sont rien autre chose que la conscience d’un manque : l’homme recherchant les valeurs aspire donc toujours à être ce qu’il n’est pas et à ne pas être ce qu’il est. Cette incomplétude que nous appellerions indétermination, M. Sartre veut qu’on l’appelle liberté. Nous sommes toujours libres d’assumer, de prendre sur nous la situation dans laquelle nous nous trouvons, d’engager notre responsabilité dans une cause. Remarquons toutefois l’ambiguïté de cette morale selon le mot de Mme de Beauvoir qui en a donné l’exposé ; car le moi n’est lui-même qu’à condition de se fuir, de rester à distance de soi, et il serait mortel pour lui d’essayer de s’identifier à quelque destin que ce soit.