Les atmosphères/L’ennui

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À compte d'auteur (p. 29-30).

L’ennui


Du fait que par l’inertie de ses deux bras le passeur reconnut l’inutilité de son existence, il arriva ce qui devait arriver, il arriva l’ennui où il s’ankylosa petit-à-petit.

Il le connaissait cet ennui, la chose inévitable au repos qui se prolonge trop, il le connaissait pour l’avoir éprouvé tous les hivers, parce que la rivière est de la glace et qu’il n’y a rien à faire. Aussi, quand il en sentit les premières atteintes, il vint au fond de cet homme la conviction qu’il ne s’en pourrait jamais dégager, vu l’inactivité où se trouvait plongée sa vie pour toujours, et l’idée de la mort qu’il se prit à désirer ardemment.

Ce devait être la fin. Et devant l’ennui qui le gagnait, qui l’envahissait, toute son énergie fondait en lui, comme dans la chambre les couleurs de la lampe se dissipent devant un jour plus grand qui entre.

Le souvenir des hivers lui vint avec l’ennui, et l’atmosphère de sa dernière transformation perdit graduellement de sa teinte, il y eut du blanc dans la tête de l’homme, du blanc mou qui venait de partout.

Il devint paresseux et taciturne. La vie lui avait été pénible et dure, il cessa de la penser, on aurait pu croire qu’il s’en passait.

De toute sa vie qu’il avait été, rien n’exista plus que le temps, les différents temps qu’il faut pour que le jour passe en nuit, et celle-ci au réveil d’un autre jour.

Il n’y eut plus que le temps qu’il fait quand c’est l’heure de se mettre au sommeil ; temps violet avec des tranches de rouge, et le soleil qui descend lentement dans le dôme de l’Église comme une grosse pièce d’or dans un tronc, le temps qui est le réveil, dans les grandes lattes pâles en lumière tendues des persiennes closes à son lit, le temps du midi sur la rivière toute éblouissante de constellations sautillantes.